Le concert d’éloges suscités par la mort de Béji Caïd Essebsi (BCE) ne saurait occulter ce que retiendra l’histoire de l’œuvre laissée à la Tunisie : non pas un État de droit, mais de non-droit, en péril qui plus est.
Par Farhat Othman *
Le défunt président avait pourtant fait du rétablissement du prestige de l’État sa marotte et avait tout pour réussir son pari. Outre une longue expérience politique et des talents certains, il disposait de la majorité parlementaire avec un chef de gouvernement dévoué. Or, il a usé mal et abusé de ses atouts, s’adonnant à la politique à l’antique, simulant et dissimulant, jouant au lion et au renard au service de sa meute intime. Pour elle, il a limogé sans raison le dévoué chef de sa majorité (le chef du gouvernement Habib Essid, Ndlr), cherchant à faire de même avec son successeur choisi également par lui (Youssef Chahed, Ndlr). Cela a fini par détruire le parti l’ayant porté au pouvoir (Nidaa Tounes, Ndlr), mettant en péril le pays livré aux appétits sordides de qui profite de l’état de non-droit.
Comme les temps ont changé, Caïd Essebsi a donc manqué de marquer de son vivant l’histoire de la Tunisie par une oeuvre à la hauteur de ses talents. Cela adviendrait-il avec sa mort à la faveur de l’émotion suscitée par sa disparition ?
Figure du passé
Celui qui devait incarner la réussite de la transition démocratique tunisienne est une figure éminente d’un passé honni qu’il n’a fait que prolonger. Ce le fut par une stratégie de compromission sous label de compromis, à tort présenté comme obligé. Il avait, pourtant, l’impératif de rompre avec ce passé, non le recycler, le faire durer au prétexte de la stabilité du pays. Ainsi a-t-il perpétué l’illusion de l’État de droit, comme du temps de la dictature dont la législation scélérate est toujours en vigueur, les juges appliquant des lois non seulement illégitimes, mais illégales, abolies par une constitution promulguée en janvier 2014 et demeurée lettre morte.
Si BCE n’a pas manqué d’afficher des velléités de réforme, ce fut pour l’instrumentaliser contre ses ennemis, ces islamistes dont il a fait des alliés, aussitôt élu. Or, il l’a été par un vote utile entendant faire barrage au parti Ennahdha s’ajoutant aux voix des femmes et des jeunes plaçant en lui leurs espoirs de dignité et de liberté.
Comme les liens noués avec l’ennemi de la veille lui ont donné le prétexte de ne pas tenir ses promesses, l’inégalité successorale est toujours maintenue et est resté en vigueur ce symbole de la vilenie de la dictature, sa loi sur le cannabis moyennant une réformette riquiqui, donnant juste la faculté au juge de ne pas devoir emprisonner pour fait de cannabis.
Il faut noter, par ailleurs, que bien plus que l’opposition des forces politiques antagonistes, la réforme de l’égalité successorale n’a pas encore abouti en raison du manque de volonté effective de la part du président défunt qui a utilisé des moyens tortueux au service de sa stratégie politique, transformant une telle réforme emblématique en arme de tractations politiciennes. C’est qu’il n’avait pas le sens des réformes de Bourguiba qui a réussi à révolutionner les mentalités en un climat autrement plus hostile aux réformes.
Pourtant, plus que jamais, la Tunisie est ouverte à toutes les innovations à la condition de les vouloir véritablement et de s’y prendre avec un minimum de tact, sincérité et éthique surtout.
Certes, sous la pression de la société civile, Caïd Essebsi a fini par abolir la circulaire interdisant le mariage de la musulmane avec un non-musulman; mais il s’est suffi de ce texte, une goutte dans un océan de circulaires de même nature, normes illégales d’un droit souterrain tenant en échec les libertés les plus basiques. Et bien évidemment, il n’a point tenu parole de faire la lumière sur les assassinats politiques ayant endeuillé le pays ni sur les officines, notamment occultes, attentant aux fondements mêmes de la République.
Chef de clan
Avec la perpétuation de l’ordre légal de la dictature, la présidence de Caïd Essebsi fut ainsi une immense déception au vu des attentes démocratiques; ce qui arrangeait idéalement la stratégie islamiste tablant sur le statu quo en termes de libertés et droits citoyens.
Ce fut l’erreur stratégique au cœur du choix de fraterniser presque avec l’ennemi obscurantiste, en théorie motivé par le poids pris par les islamistes dans les rouages de l’État. Au vrai, il était motivé par le fait que le président de la République s’est moins comporté en chef de tout le peuple qu’en chefaillon d’un clan, et encore moins politique ou idéologique que familial.
Comme d’illustres figures antiques, il avait le culte de la famille, n’ayant eu de cesse de servir les siens. Pour cela, il n’a pas été un facteur de stabilité en une Tunisie prête à muer en démocratie; il a joué à l’électron d’instabilité, confortant l’inertie mortifère imposée à la patrie à par ses ennemis.
Préoccupé des intérêts de son clan, Caïd Essebsi a privilégié une stabilité factice du pays, générée par l’entente entre ses deux partis antagonistes, choisissant la compromission avec le parti ayant perdu les élections. Il n’a fait alors qu’user d’un boomerang à des fins moins partisanes que personnelles et qui s’est retourné contre lui, amenant à l’éclatement de son parti.
Avec l’État de non-droit que BCE laisse aux Tunisiens, on continuera à simuler le droit et à dissimuler sa violation au service d’appétits voraces des privilégiés. Sauf si la disparition de cette figure du passé doive signifier le temps de tourner la page de la Tunisie archaïque. Son enterrement en grande pompe aura alors été celui d’une manière obsolète de faire la politique, en rupture avec les attentes des Tunisiens et leur capacité d’innover.
Et si l’on se décidait à inaugurer ce temps de nouvelle Tunisie par un ultime salut au président défunt en réalisant ce qui aura été sa volonté manquée de réforme successorale et qui ne sera que le signal du début de l’instauration de l’État de droit avec les réformes impératives qui s’imposent ?
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