Le coup d’arrêt des cours dans les écoles et les lycées induit par la mesure du confinement général en prévention de la propagation du coronavirus peut-être une occasion pour remettre en question le fonctionnement centralisé et anachronique de notre système éducatif : à côté des mesures mises en route au niveau ministériel, il y aura peut-être aussi une place pour les initiatives personnelles ou collectives au niveau de chaque établissement ou de chaque région.
Par Mustapha Ennaïfar *
Depuis le début du confinement général, en Tunisie, le 20 mars 2020, deux millions d’élèves du primaire et du secondaire ont vu leurs cours suspendus et cent soixante mille enseignants sont, pour la majorité d’entre eux, en attente passive de la reprise. Pour remédier à cette situation, le ministère de l’Education a pris un certain nombre de mesures utiles : élaboration et diffusion de cours télévisés, pour les élèves des terminales, par la chaîne éducative, et de supports de cours par Edunet (portail web du ministère) pour divers niveaux d’enseignement et dans différentes disciplines. Cela est bien mais on doit pouvoir faire plus. Il faut pouvoir mobiliser l’ensemble du corps enseignant pour encadrer et orienter, à distance, leurs élèves.
Si j’étais directeur d’un établissement scolaire, je ne voudrais pas rester les bras croisés. Mon premier geste serait de me concerter (à distance) avec les membres du conseil d’établissement et de son conseil pédagogique de l’établissement que je dirige. Par téléphone ou par internet (mail, skype, pronote, facebook, zoom ou toute autre application), je leur poserais les questions suivantes : «Chers collègues, que pouvons-nous faire pour que cette année scolaire ne soit pas perdue pour l’ensemble de nos élèves? Que pouvons-nous faire pour que les élèves défavorisés socio-économiquement ou géographiquement (du fait de l’absence de réseau) ne soient pas lésés dans l’apprentissage du programme de l’année ? Que pouvons-nous proposer de faire en concertation? »
Dans un premier temps donc, il faudra se consulter, se concerter, échanger. Que la concertation réunisse dix enseignants d’une petite école primaire, ou cinquante d’un collège, ou plus de cent d’un lycée, il faudra solliciter l’intelligence collective et la bonne volonté de l’équipe d’enseignants, celles des élèves (ils peuvent faire d’excellentes suggestions), celles des membres de l’administration et des parents pour que la créativité de chacun soit déclenchée. Et l’on verra alors surgir un flot d’idées et d’initiatives pour motiver les élèves à ne pas lâcher prise, à apprendre autrement, pour savoir aussi comment les accompagner dans les apprentissages, comment baliser à distance les leçons à découvrir, les ressources pédagogiques à exploiter, comment transmettre par internet, par SMS ou vocalement par téléphone (ou même par support papier s’il le faut par l’intermédiaire de l’épicier du coin resté ouvert) des sujets de devoirs à faire ou des corrigés à rendre ou simplement des recommandations.
Les bonnes idées ne manqueront pas. Et il y a déjà des expériences qui marchent en Tunisie où des enseignants n’ont pas lâché leurs élèves, durant la période de confinement, et les accompagnent à distance du mieux qu’ils peuvent.
Dans un deuxième temps, il faudra que chaque équipe d’établissement étudie les propositions émises et choisisse, parmi elles, les approches pédagogiques et les méthodes de transmission les plus réalistes, les plus pertinentes et en même temps les moins discriminantes socialement. Car, très vite, a été brandi l’argument qu’il ne faut rien faire pour que les élèves défavorisés économiquement ne soient pas lésés par rapport aux autres.
En effet, l’accompagnement à distance suppose la disponibilité, pour chaque élève, de l’un des trois médias suivants : un ordinateur avec une connexion internet, un smartphone, un téléphone basique. Et l’on peut estimer que 20% à 30% des élèves n’auront accès à aucun de ces moyens et qu’ils vont être lésés durant la période d’apprentissage en confinement.
Cette donnée ne peut être négligée mais ne devrait pourtant pas, à mon avis, nous pousser à renoncer à mobiliser les enseignants pour conseiller et suivre la majorité des élèves. Il ne me paraît pas judicieux, sous prétexte d’équité entre les élèves, de pratiquer un nivellement par le bas en laissant la majorité des élèves croupir dans un confinement passif. Il faudrait au contraire avoir la double ambition, à la fois d’encadrer tous les élèves qui pourraient être joints à distance et mettre au point des solutions compensatoires à appliquer plus tard en présentiel aux autres élèves.
Le troisième temps sera celui du passage à l’action, chaque enseignant étant responsable de l’enseignement-apprentissage de ses élèves aura à exploiter les voies de transmission et de contrôle des apprentissages disponibles en fonction du contexte de l’établissement.
En liaison avec les enseignants, le directeur aura à suivre la progression dans les apprentissages et à faire la liste des élèves ne pouvant participer aux activités. De cette manière, ces élèves laissés-pour-compte durant la période de confinement seront prioritaires pour retourner en classe durant la première période de dé-confinement progressif. On pratiquera ainsi une forme de discrimination positive à leur profit.
Il y a en effet, chez tous les membres de la communauté éducative tunisienne, des gisements d’intelligence, d’imagination et de générosité d’une richesse inouïe. Nous en avons eu la démonstration dans des projets développés par le ministère de l’Education avec la société civile ou la coopération internationale.
J’ai eu le bonheur ces trois dernières années, de contribuer, avec toute une équipe, à la formation de cadres éducatifs d’une centaine d’établissements de tous les gouvernorats à l’approche de «Soutien au comportement positif» en vue d’améliorer le climat scolaire de ces établissements : notre équipe a été épatée par le désir d’engagement des enseignants et des élèves, par leur altruisme, par les talents qu’ils révélaient dans divers domaines. Oui, on découvrait, partout, des richesses humaines bouillonnantes mais des richesses peu sollicitées.
C’est pourquoi il est plus que temps de libérer, de manière méthodique, l’initiative intelligente de nos régions et de nos établissements dans le domaine éducatif, en osant mettre en œuvre, une première fournée de mesures institutionnelles innovantes inscrites dans la loi (décret 2010-2005 relatif aux commissariats régionaux de l’éducation; loi d’orientation de l’éducation et de l’enseignement scolaire 2002-80) : responsabilisation du Commissariat régional de l’éducation par l’élaboration et l’exécution d’un projet de région; responsabilisation de la communauté éducative et gestion participative des établissements scolaires par le canal du conseil d’établissement et du conseil pédagogique, gestion planifiée grâce au projet d’établissement, reddition des comptes au moyen de l’évaluation et de l’audit.
De cette manière, le temps du corona et du confinement sera peut-être heureusement aussi le temps de la remise en question d’un fonctionnement centralisé à l’excès et anachronique de notre système éducatif : à côté des orientations et initiatives du niveau ministériel, il y aura enfin place pour l’initiative de la région et de l’établissement.
* Consultant en éducation.
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