Sans un réel redressement économique, le gouvernement ne pourra pas réduire le chômage ni améliorer les conditions de vie dans les régions déshéritées.
Par Yassine Essid
Le système bancaire et financier est basé essentiellement sur le crédit, qui n’est rien d’autre que le degré de solvabilité qu’inspire un établissement bancaire pour que les gens y viennent déposer leurs avoirs. Lorsque l’activité économique est normale, les capitaux affluent vers la banque qui gonfle ses fonds propres grâce aux dépôts des clients. Or le crédit est soumis à l’opinion et il suffit que l’économie se retourne, que l’accès au refinancement devient difficile, parfois d’une simple rumeur pour mettre l’institution bancaire dans l’embarras. Alors les clients paniquent, se ruent vers les guichets des agences et sur les distributeurs de billets pour retirer leurs dépôts acculant ainsi la banque vers la faillite en précipitant son effondrement par les effets impulsifs et simultanés des réactions des clients.
Les conditions anomiques du chômage
Ce qui se produit depuis quelques jours dans plusieurs villes du pays relève du même processus. D’abord le geste désespéré d’un chômeur, suivi par la mobilisation de protestataires qui reprochent au gouvernement sa parfaite insensibilité au suicide d’un citoyen. Une révolte qui demeure après tout circonstancielle puisque, dans la plupart des régions, les jeunes ont appris à subir, sans trop maugréer, les conditions anomiques du chômage.
Mais, et contre toute attente, le mouvement a viré rapidement à l’émeute. D’abord des marches pacifiques dans les rues, des manifestations, barricades, pneus en feu pour bloquer la circulation, déchainement de violence avec en prime le pillage des magasins, des agences bancaires et le saccage des bâtiments publics.
Manifestations, barricades et pneus en feu pour bloquer la circulation.
Tant que l’émeute demeure localisée, les forces de sécurité devraient normalement en venir à bout en dispersant les manifestants accompagnées, il est vrai, par les éternelles surenchères de promesses des politiciens qui découvrent subitement qu’il y a du travail pour tous. Les choses devraient normalement s’arrêter là jusqu’au prochain incident.
Le problème aujourd’hui c’est que les protestataires de Kasserine ont fait des émules, inspirant des réactions similaires dans de nombreuses autres villes du pays et leurs zones périurbaines, résultat de flux migratoires incontrôlés et qui n’ont jamais été pensés. Les habitants de territoires qui n’auraient pas dû exister ne sont que la conséquence d’une croissance urbaine mal gérée, dont les habitants se sentent forcément délaissés et se réveillent de temps à autre pour accompagner les mouvements sociaux. Ils donnent alors aux manifestations le caractère d’une mobilisation contestataire généralisée de l’ordre social qui va contribuer à la faillite du système.
Chômeurs, travailleurs précaires et autres mécontents
Parce qu’on distingue mal les rumeurs des faits réels, que l’on ne voit pas l’ombre d’une mobilisation urgente au profit des défavorisés : chômeurs, travailleurs précaires et autres mécontents, loin de baisser les bras, s’insurgent partout où ils peuvent et les rassemblements sont organisés dans les villes voisines qui tournent à leur tour à l’émeute. On y trouve d’abord des jeunes, identifiés comme des meneurs, qui régissent les allées et venues des émeutiers pour s’improviser ensuite médiateurs entre la foule déchaînée et les forces de l’ordre.
A la faveur de ces mouvements, des casseurs, des salafistes, des manipulateurs en tout genre et des délinquants s’introduisent dans la mêlée et viennent renforcer les groupes d’assaillants. Les forces de l’ordre multiplient les arrestations, verrouillent des quartiers, lancent de sévères mises en gardes, mais se retrouvent très vite débordés par l’ampleur du mouvement et ses effets d’ubiquité. Incapables d’intervenir partout en même temps, ils font appel à l’armée elle-même lourdement engagée dans la lutte contre les menaces extérieures. Alors on remet en place le couvre-feu afin de couper toute stratégie ou action offensive des émeutiers.
Le gouvernement Essid sait qu’aujourd’hui, il n’existe pas de mesure miracle contre le chômage.
Cependant, la véritable crainte pour un régime à bout de souffle, est que naisse une coordination interrégionale et que les manifestations finiraient un jour par tourner à la contestation populaire organisée et surtout hiérarchisée insérée dans des horizons plus larges que celui des quartiers périphériques et des communautés locales.
Quoiqu’on pense, ces mouvements s’insèrent dans un mouvement plus large. L’organisation déficiente du gouvernement et la gestion ratée du chômage, dans les régions déshéritées de la part des autorités, avaient contribué à exacerber les tensions. La lutte pour l’emploi et la promotion des régions ont fini par devenir des références abstraites pour des gens coupés de la capitale, fortement soudés contre les soi-disant élites et leurs idées bien éloignées de leur existence.
L’amateurisme des ministres du gouvernement Essid, allié aux luttes larvées pour le pouvoir au sein des partis de la majorité, empêche d’avouer qu’aujourd’hui et compte tenu de la conjoncture, il n’existe pas de mesure miracle contre le chômage. Tous les membres du gouvernement surestiment pourtant leurs compétences et leurs chances de réussir, préoccupés surtout par leur survie politique. Or pour réussir, il faut être dans la réalité et ne pas croire qu’on va être les défenseurs des pauvres dans une société d’abondance. Alors ils se rendent très vite compte que leur marge de manœuvre est bien mince. Vient alors l’heure des choix: renoncer parfois à des engagements qu’on estimait pourtant nécessaires, ou capituler purement et simplement car craignant par-dessus tout la réaction de la rue dans un contexte d’insécurité maximale.
La gabegie générale régnante, la corruption, la contrebande, l’évasion fiscale, les grèves et bien d’autres calamités, laissent peu de place au travail de redressement de l’économie sans lequel il n’y a point de progrès possible.
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