Le naufrage de Nidaa Tounes et les pitoyables manœuvres de certains de ses dirigeants, posent le problème du lien moral entre l’élu et ceux qui l’ont porté au pouvoir.
Par Yassine Essid
Voyons les choses telles qu’elles sont. Dans une démocratie, les élections représentent un moment fort qui révèle le degré d’engagement d’un citoyen au programme longuement débattu sur les futures orientations que le parti de son choix entend donner au pays. En mettant son bulletin dans l’urne, il donne mandat, autrement dit un pouvoir de représentation, à la personne qui, élue, devient son mandataire le temps d’une législature.
L’heureux représentant du peuple, théoriquement appelé à honorer tant que faire se peut la plupart de ses promesses, défendre les positions de son parti, militer pour la concrétisation des idéaux de liberté et de justice sociale, délibérer sur des questions politiques un peu sérieuses et exiger des comptes du gouvernement, se transforme subitement en un notable qui organise sa vie en fonction d’intérêts personnels à préserver, d’une carrière à réaliser, de postes à conquérir; associant le pays à sa personne, s’attribuant une compétence politique souvent imaginaire où se mêlent, à la frivolité de l’esprit, la chicane, l’embrouille et les petits combats irritants.
Autant de tâches éloignées de la réalité quotidienne des personnes qu’il était censé représenter. Sauf que l’électeur, au cas où il serait mécontent de la manière dont celui-ci s’acquitte de son rôle, quand bien même son insatisfaction serait justifiée, n’a aucune possibilité de résilier la procuration s’il se rend compte que le député est loin d’agir dans l’intérêt de ceux qui l’ont élu. Que non seulement le programme d’actions pour lequel il a voté n’est plus réalisable, mais que le parti auquel il avait accordé sa voix s’est lui-même défait petit à petit jusqu’à disparaître.
La gloire et la décadence
Ce préambule résume bien la triste et brève histoire de Nidaa Tounes. Un mouvement parti de rien qui se retrouve, à la suite d’une longue série d’intrigues, de conspirations et de luttes de chefs, partagé en trois factions qui se déchirent et divisent un pays exsangue. L’une a fait sécession pour constituer un parti indépendant capable surtout de nourrir le bon délire mégalomane de son dirigeant. Une deuxième est constituée d’une minorité dissidente ou démissionnaire qui se déclare cependant encore apparentée à la majorité. Enfin la troisième faction est celle des irréductibles du mouvement qui font semblant de croire que rien n’a changé.
En l’espace de deux ans, Nidaa Tounes est devenu le premier parti de Tunisie. En dépassant les islamistes aux élections législatives, il a réussi à convertir le mécontentement d’une large frange de la population en promesses de changements politiques imminents. Les présidentielles sont venues confirmer ce succès et c’est le fondateur du parti en personne qui fut porté à la tête de l’Etat.
Sur l’effet de ces deux victoires, Nidaa Tounes a raflé toute la mise et une coalition avec deux autres partis lui a donné une majorité absolue et confortable à l’Assemblée. Le patronat est alors rassuré, les classes dominantes exultent. Quant aux autres, ils attendent de voir leurs souhaits trouver un début de concrétisation. Le changement politique est en marche même si les islamistes conservent la deuxième place. Jusque-là tout va bien.
Mais Nidaa Tounes, qui avait placé l’élimination des islamistes, les indignations portées par les adversaires de la Troïka (l’ancienne coalition gouvernementale dominé par Ennahdha) et les préoccupations des citoyens au centre de son projet politique, se retrouve tout naturellement appelé à diriger l’Etat, l’Assemblée ainsi que le gouvernement.
Cependant, les choses se compliquent dès lors que fut choisi un Premier ministre en dehors de la coalition. Un candidat qui ne satisfait pas grand monde parmi les électeurs de Nidaa Tounes qui estiment, à juste titre, inadmissible d’être représentés par un ancien conseiller de Hamadi Jebali, l’ancien chef de gouvernement provisoire et ex-secrétaire général d’Ennahdha. Triste épisode qu’il devrait rayer dans son CV. Or derrière ce choix, qui court en filigrane, se cache un consensus contre-nature qui va jusqu’à la participation des islamistes au gouvernement. Dès lors, Caïd Essebsi et Ghannouchi n’ont eu de cesse d’afficher l’un pour l’autre des connivences, on pourrait presque dire une complicité.
Dans cette configuration, l’opposition demeure dans sa posture naturelle, alors que le parti de la majorité, hier victorieux et puissant, a tout simplement disparu en emportant l’espoir de ses électeurs et la mise en œuvre du programme sur la base duquel il a bénéficié du plus grand nombre de suffrages. Nidaa Tounes y a perdu et son identité et son âme, sonnant le début de la rupture entre ses membres et son illustre fondateur reconnu comme étant le principal artisan de la déchéance de son propre mouvement.
Tellement imbu de ses mérites, Béji Caïd Essebsi ne pouvait se résoudre à l’idée de voir un jour son nom oublié, sa gloire galvaudée, son œuvre livrée à la cruauté de l’histoire. Pour ce faire, quoi de mieux que de transmettre le parti à son fils, Hafedh, en dépit de toutes les règles de morale et des principes de droit.
Les usurpateurs patentés
Retournons maintenant à notre électeur, dépité par tant d’enfantillages. La majorité qu’il avait élue s’est effondrée en moins d’une année. Nidaa Tounes a trahi et désespéré ses électeurs au point que ceux-ci ne voteront plus, ou seraient contraints de voter dans l’avenir à l’opposé de leurs convictions. Quant aux députés, ils portent aujourd’hui le masque de l’imposteur. Car une élection est un contrat dûment établi entre l’électeur et la personne élue. Or il existe dans le droit des clauses relatives aux ruptures de contrat. Pourquoi celui-ci ne s’appliquerait-il pas aux représentants du pouvoir législatif? Pourquoi le député d’un parti qui a cessé d’exister ne démissionnerait-il car ayant rompu l’accord qui le lie à son électeur?
Même en jouant au transfuge avec de nouvelles promesses, le député est poussé à soutenir un gouvernement ne partageant pas ses orientations. Il aurait alors menti, abusé autrui en feignant les apparences de la vertu, trahit sa parole et s’est enrichit aux dépens des gens simples. Quant aux députés sécessionnistes, le potentiel subversif dont dispose et use leur leader, Mohsen Marzouk, dans la recherche et l’obtention d’appuis, la contraction d’alliances, l’implication dans des conflits, les ripostes qu’entraîne son action, ainsi que les slogans brandis qui sont d’une banalité consternante, font figure d’antichambre du coup d’Etat.
Indépendamment de ces usurpateurs patentés, il a y les «faux rois» accomplis, à la supercherie méconnue et avalisée par cette méconnaissance. Pour le fondateur du parti et président de la république, la disparition d’un mouvement qui devait lui permettre d’appliquer sa politique dans l’intérêt de ses concitoyens devrait le mener au renoncement pur et simple à la fonction, conformément aux valeurs politiques, mais aussi et surtout à la morale en général.
Dans un tel contexte, le malheureux Habib Essid se retrouve désemparé, sans majorité parlementaire soutenant sa politique, si tant est qu’il en a une. L’imposture en politique n’est pas dissociable de perturbations sociales. Mais pour autant que le chef du gouvernement réponde aux attentes du public, adresse aux citoyens des signaux forts, se montre capable d’élaborer un programme de gouvernement et d’y souscrire, sa cause est loin d’être désespérée. Ce n’est malheureusement pas le cas.
Les honorables membres de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), qui votent et édictent la loi, devraient réfléchir à cette situation politique complexe et confuse. Les conséquences du démembrement du parti de la majorité posent la question de la cohérence du maintien de ses députés dans leur statut de représentants du peuple. Autrement ils ne seraient que des usurpateurs patentés, siégeant parmi leurs pairs, touchant les salaires et indemnités afférents à leur mandat tout en étant réfractaires à l’obligation de loyauté, d’honnêteté et de transparence dans la vie démocratique. Il faudrait en définitive mettre en place pour de tels cas un mécanisme de révocabilité du président de la république, du chef du gouvernement et du député dans le cas où ils ne respecteraient pas leurs engagements électoraux ou se retrouvent sans lien politique.
Nidaa Tounes nous a en fait vendu du mirage, de l’illusion et, à terme, pour un prix double de la valeur réelle. C’est la définition même de l’usure; or l’usure est partout condamnable.
A ce propos, une anecdote authentique racontée par un témoin crédible, révèle qu’un Essebsi ne fait pas forcément un Caïd. Il est rapporté qu’un haut fonctionnaire du temps où Béji Caïd Essebsi était un ministre de Bourguiba s’est hasardé à répliquer au Combattant suprême qui lui reprochait une décision malencontreuse: «Mais, Monsieur le Président, ce sont les ordres qui m’ont été donnés par M. Caïd Essebsi!»… Et à Bourguiba de répondre à ce malheureux: «Il est temps pour toi de savoir que c’est moi le Caïd, et lui n’est que l’Essebsi…!»
Essebsi en tunisien vulgaire signifiant la pipe ou calumet, alors qu’en turc le mot veut dire «Spahi»…
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