Retour sur le tableau noir de l’échec scolaire brossé, samedi dernier, à Tunis, par des responsables du ministère de l’Education.
Par Zohra Abid
«Chaque enfant représente pour nous une fortune. Si on ne le garde pas précieusement et on ne l’élève pas dans un giron sain, il risque de plonger très tôt dans la délinquance, la contrebande ou le terrorisme et devenir par la suite, une source d’ennui pour lui-même, pour sa famille et pour la société dans son ensemble»: c’est avec cet avertissement que Neji Jalloul a introduit le projet de réforme de l’enseignement que son département est en train de mettre en route.
Le ministre de l’Education parlait en marge d’une journée d’étude organisée conjointement par le ministère de l’Education et la Fondation Al-Amana, relevant du groupe Loukil, portant sur «la lutte contre l’échec et le décrochage scolaires: choix et solutions».
Des chiffres inquiétants
Les chiffres inquiétants présentés par des experts reflètent la réalité amère de l’école publique en Tunisie et soulignent la nécessité de réformer notre système scolaire dans son ensemble. Ce constat a, d’ailleurs, fait taire certains enseignants conservateurs qui étaient, au départ, hostiles à cette réforme et s’opposaient au changement.
Bouzid Nsiri, directeur des études, de la planification et des systèmes d’information au ministère de l’Education, a mis le doigt là où ça fait le plus mal. Le système éducatif mis en place il y a 60 ans et qui a privilégié l’école publique et l’enseignement gratuit est devenu obsolète. S’il a admirablement fonctionné au départ, en généralisant l’enseignement, qui était l’apanage des couches bourgeoises ou moyennes, il a beaucoup perdu de son efficacité depuis le début des années 1980. Ainsi, entre 1981 et 2015, 4.325.127 élèves ont quitté le système éducatif sans bac ni diplôme professionnel. Pis : 1.675.194 élèves ont abandonné les études au niveau de l’école primaire.
«Aujourd’hui, plus de 100.000 élèves abandonnent les bancs de l’école chaque année et 20% de la population sont des illettrés (dont 67,4% des filles), souvent répartis entre les régions intérieures où le processus de développement économique, social et culturel est en panne. Les gouvernorats les plus touchés sont Kairouan, le Kef, Jendouba et Kasserine», a encore indiqué M. Nsiri. Conséquence : «Le marché du travail compte près de 2 millions de personnes qui n’ont reçu aucune formation professionnelle», a-t-il aussi déploré.
La formation professionnelle en question
On a souvent une approche négative de la formation professionnelle. «Certains conservateurs croient que les ratés de l’école sont orientés vers la formation professionnelle. Ce qui est totalement faux. Et il est temps de changer cette mentalité», a poursuivi M. Nsiri, estimant que la formation professionnelle exige, elle aussi, des qualités intellectuelles et une certaine intelligence pratique.
La montée vertigineuse du chômage dans le pays, fléau qui touche aujourd’hui 15,8% de la population, s’explique, en grande partie, par l’inadéquation entre la formation et les besoins des entreprises. Pour preuve : «Même les diplômés ne trouvent pas rapidement du travail et ceux qui réussissent à décrocher un travail dès l’obtention de leurs diplômes universitaires sont rares et ne représentent que 3% des effectifs des diplômés de l’université. La raison c’est que l’étudiant fraîchement diplômé n’est pas totalement prêt pour entrer directement dans le marché de l’emploi parce qu’il n’a pas, tout simplement, reçu une formation répondant aux exigences professionnelles qui changent au fil du temps », explique le responsable du ministère de l’Education, qui appelle à développer le système de la formation professionnelle et à l’adapter de manière continue aux besoins du marché du travail.
Bassem Loukil, Pdg du groupe Loukil et président de la Fondation Al-Amana, qui était accompagné de Walid Loukil, directeur général adjoint du groupe Loukil, est souvent confronté, en tant que chef d’entreprise, à la difficulté de trouver le profil idéal qu’exige le développement de ses activités industrielles et commerciales. «Ils nous arrive rarement de trouver le profil recherché, même parmi les diplômés de l’université, qui manquent de formation. Que dire alors des non-diplômés ?», s’est-il interrogé, en rappelant que le taux de l’abandon scolaire entre l’école primaire et le collège atteint, aujourd’hui, 10%. «Ces jeunes qui ont abandonné prématurément l’école ne répondent pas souvent aux besoins du marché de l’emploi», a ajouté M. Loukil, dont la fondation, créée au lendemain de la révolution de janvier 2011, contribue à la restauration et à l’équipement des écoles publiques dans plusieurs régions du pays.
Lutter contre la fatalité de l’échec
Pour faire face à l’abandon scolaire précoce et lutter contre la délinquance des jeunes, il faut prendre totalement en charge cette population très vulnérable et aider à l’intégrer dans le marché de l’emploi. Pour cela, une réforme du système éducatif s’impose quel qu’en soit le prix. Car, selon Adel Haddad, directeur des programmes au ministère de l’Education, le prix de l’échec scolaire est très élevé sur les plans économique et social, et il se paie cash.
Dans ce contexte, des mesures vont être prises pour tenter de renverser la donne et pour faire en sorte que les Tunisiens passent en moyenne plus de 10 ans et demi à l’école. «C’est au-dessous de la moyenne mondiale. 1% de la population, soit 770. 000 Tunisiens, sont considérés des ‘‘sans niveau’’», a rappelé M. Haddad. Et d’enchaîner : «Il faut que les élèves puissent s’épanouir dans l’établissement scolaire, en ayant des activités culturelles et sportives. L’école doit être attrayante sinon l’élève décroche. Et puis, nous devons respecter le temps de l’apprentissage de chacun car les capacités des uns sont différentes de celles des autres et à chacun ses motivations. Si on n’est pas fait pour un tel métier, on est sûrement bon pour un autre.»
Pour une véritable insertion
M. Haddad a donné, au passage, des exemples de pays qui réussissent dans le domaine de la formation professionnelle, notamment l’Allemagne, où l’on enseigne, éduque et forme chaque citoyen selon ses capacités et ses vocations intrinsèques.
La formation professionnelle doit avoir sa place dans la réforme de l’enseignement, a estimé Adel Haddad, et au lieu de rechercher la réussite à tout prix, on doit juger l’élève à sa juste valeur et l’orienter selon ses capacités réelles. Pour ce, on doit œuvrer pour changer de politique mais aussi de mentalité, en ancrant la politique de la formation professionnelle dans l’esprit des gens. «Non seulement chez l’enfant mais aussi chez les parents», a encore insisté le responsable du ministère de l’Education.
M. Haddad a appelé tous les départements ministériels (Tics, Femme, Jeunesse, Culture, etc.), ainsi que la société civile, à participer à l’effort national de réforme de l’enseignement et de la formation professionnelle.
«Les médias ont, eux aussi, un rôle important à jouer dans la mise en exergue de la valeur ajoutée de la formation professionnelle dans la société et l’économie. Il faut nous mobiliser tous pour changer le système et les mentalités et pour que l’école devienne un lieu d’enseignement et d’apprentissage à la fois», a-t-il conclu.
Ce n’est qu’à ce prix que l’on parviendra à améliorer l’accès des jeunes au marché de l’emploi et faciliter ainsi leur insertion sociale.
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