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Réconciliation nationale : Loi d’amnistie ou loi d’amnésie ?

Ghannouchi-Ben-Ali-Caid-Essebsi

Pourquoi une loi de réconciliation nationale quand un texte de loi succinct, signé par le chef de l’Etat, suffit pour exonérer tous les responsables des abus de l’ancien régime?

Par Yassine Essid

Considérons d’abord les particularités de cette belle histoire et les mensonges qui vont avec que les actuels responsables de la morale publique tentent inlassablement de nous faire avaler.

Faire en sorte comme si de rien n’était

Pendant 24 années, un pays est gouverné d’une main de fer et au prix d’une escalade répressive contre toute opposition. Il s’agissait de briser le plus rapidement et le plus efficacement possible toute tentative de subversion. Toute personne ou organisation dont les actions pouvaient être de près ou de loin assimilées à celles d’opposants politiques étaient visées. Toute expression, toute création culturelle, tout discours intellectuel était apprécié à l’aune de ce qui est bon ou préjudiciable à la réputation du régime et des dirigeants.

L’administration du pays était devenue aussi une immense source de profit pour la classe politique à qui l’on payait de grosses prébendes. Quant aux partenaires sociaux, ils avaient aussi fort goûté les avantages et la bienveillance du pouvoir.

Corruptions, concussions, prévarications, spoliation, complicité active et passive des ministres, des hauts fonctionnaires publics et des syndicats, autant de pratiques qui avaient donné pendants deux lustres au pays un nouveau mode de gouvernance.

La chute du régime devait logiquement mettre un terme à ces pratiques et faire en sorte que les contrevenants rendent des comptes à la nation de leurs forfaitures.

La démocratie de parade postrévolutionnaire des islamistes sous le gouvernement de la Troïka ne l’entendait pas de cette oreille dès lors qu’Ennahdha avait entériné un système similaire, substituant à l’abus de pouvoir le principe du butin de surcroît parfaitement en conformité avec les pratiques du prime islam.

Bien que la corruption et les prélèvements indus ne soient plus, après l’institution d’un gouvernement légitime, au cœur du système politique et directement liés à l’usage patrimonial de l’Etat considéré comme une propriété privée par les clans de la famille, certains atavismes ne manquèrent pas de manifester çà et là leur irréfragable résurgence. Conséquence normale d’un comportement prédateur, le mode de gouvernement était resté identique mais avait simplement changé de mains.

Ennahdha et Nidaa Tounes qui dominent l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) et l’actuelle coalition gouvernementale, s’étaient accordé à assurer le retour des membres de l’ancien régime dont le président Béji Caïd Essebsi constitue au demeurant une parfaite incarnation, à blanchir les corrompus, et à renouer avec les milieux d’affaires en proposant «une réconciliation nationale». Faire en sorte comme si de rien n’était…

La machine à organiser l’amnésie

Les chefs d’entreprises, partisans d’un mode de gouvernement à poigne sont les plus enclins à une attitude d’adhésion irrépressible envers ce monnayage de la paix civile que représente l’amnistie. Il suffirait alors de faire fonctionner la machine à organiser l’amnésie, d’ôter de l’esprit des Tunisiens la mémoire du cours tumultueux des effets de l’oppression des systèmes du Destour et du RCD.

On est frappé, cependant, par la date extraordinairement précoce pour envisager cette amnistie. Quatre ans seulement après la chute du régime. Or, on sait que les grandes amnisties politiques interviennent classiquement huit ou neuf ans après l’instauration ou le rétablissement du pouvoir légitime.

Cette urgence patente l’apparente dès lors au modèle d’un achat négocié de l’exercice du pouvoir entre Ennahdha et Nidaa Tounes. C’est ce qui explique que certains partis victimes de la répression de l’ancien régime soit un réceptacle privilégié de l’allergie à cette procédure, quelle que soit la période historique considérée. Car, si le recours à l’amnistie est si controversé, c’est que cette procédure couvre le passé récent du double manteau de la magnanimité ostentatoire et de la réconciliation collective. Elle ressource l’autorité du Prince par un pardon rituel en offrant à la nation l’effacement d’infractions ramenées uniformément, par cet acte de générosité, au rang de menues vétilles, achète le prix de la paix et de l’autorité en englobant les turpitudes de ses propres fidèles dans le champ d’une amnistie transformée en un vaste marchandage.

Ce ressassement volontariste de la mémoire, ce processus inverse de remémoration menaçante, n’est plus alors qu’une amnésie rétrograde qui devient comme le moteur historique essentiel, presque constitutif de ce tempérament que partagent les deux grands partis.

Pour éviter que débats et délibérations s’éternisent sur le bien-fondé du «projet de loi de réconciliation nationale», nous invitons l’ARP, désormais aréopage irréprochable, de promulguer un texte de loi succinct, qui sera signé par le président de la république avec le bienveillant assentiment de Rached Ghannouchi, et dans lequel il n’y aurait ni châtiment exemplaire, ni prison, ni supplice, ni bourreaux promis aux principaux responsables de l’ancien régime impliqués. A la manière des édits royaux, rendus jadis par des souverains absolus, donnons-en lecture au peuple: «Loi portant amnistie et abolition, aux personnalités du régime du président Ben Ali, de tous les crimes et délits, abus et malversations par eux commises aux maniements des finances et aux prises de décisions, commis et reconnues en violation des droits de l’homme et contraires à l’intérêt public.»

«Après avoir glorieusement donné la démocratie à la Tunisie, puissamment établie la réputation de notre régime politique dans le concert des nations, et mis nos citoyens dans un parfaite état de tranquillité et de bien-être, nous avons, pour leur donner des marques d’un amour tout paternel, converti nos principaux soins à la réforme de notre Etat dans un esprit de réconciliation nationale, de consensus et de concorde pour faire oublier les abus passés, satisfaire notre volonté de justice et donner à la vengeance publique les exemples qu’elle demandait depuis tant de temps et exposé toutes choses à leurs yeux, afin que rien ne pus échapper à la justice. Néanmoins, il a été bien plus facile d’en découvrir le mal que d’en convaincre les coupables. La corruption avait gagné partout; la famille de l’ex-président, les ministres, et les chefs d’entreprises s’étaient rencontrés dans la même complicité; ils ont défendu une cause commune; et du dérèglement du temps et de la fréquence de leurs crimes, ils ont voulu établir un usage. Enfin leurs formes ont emporté le fond, et la plus criminelle et plus scandaleuse dissipation qui fut, a presque échappé à la censure des lois et à la vengeance publique. La plus grande satisfaction que nous nous fussions proposée de cette recherche eut été de la donner tout entière au public, par la punition de ceux à l’avidité desquels toutes les fortunes de notre Etat avaient été pendant un si long temps si misérablement exposées. Néanmoins, après quatre années de recherches et poursuites continuelles, qui ont tenu un grand nombre de familles dans l’incertitude et dans l’appréhension continuelle de la rigueur de notre justice, nous avons estimé qu’il était temps de la modérer et, par un tempérament de miséricorde, nous relâcher de la sévérité des lois, en convertissant en peines pécuniaires pour le soulagement de notre peuple, par des contributions proportionnées, ce que leurs abus et malversations en ont exigé. A ces causes, nous quittons, remettons, pardonnons et abolissons tous les crimes, abus et malversations par eux commises, soit par péculat, concussion, interversion ou rétention de nos deniers, sans qu’eux, leurs enfants, veuves ou héritiers puissent être recherchés ni inquiétés à l’avenir en leurs personnes et biens, mettant à néant tous décrets, défauts et contumaces qui pourraient avoir été rendus contre les prévenus desdits cas, tant par l’ARP, l’IVD que par d’autres instances, commissions et organisations de la société civile; imposant ce silence à tous nos procureurs et juges, y compris ceux en charge des dossiers de confiscations, présents et à venir, et à tous autres. De même que nous entendons faire preuve de fermeté et de la plus grande intransigeance envers les cris séditieux et les provocations à la révolte des partis populistes mécontents. Nous voulons et entendons que lesdits membres des gouvernements successifs, hauts fonctionnaires et gens d’affaires, ensemble leurs enfants et alliés, puissent être dès ce jour indistinctement reconnus innocents, réhabilités et exonérés de toute poursuite. Nous ordonnons la levée des poursuites et jugements, ainsi que la non-exécution des peines engagées.»

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