Si des mesures urgentes ne sont décrétées et exécutées, la Tunisie poursuivrait son enlisement dans une crise systémique particulièrement dévastatrice.
Par Mohamed Chawki Abid *
Nous sommes peut-être dans un pays démocratique, mais certainement pas face à d’honnêtes hommes politiques. Dans leurs programmes électoraux, les partis politiques vainqueurs aux élections d’octobre 2014 se sont engagés à booster les investissements publics et privés, à créer des centaines de milliers d’emplois, à veiller aux grands équilibres (budgétaires et extérieurs), à renouer avec la croissance, à œuvrer à l’atteinte de la justice sociale, à combattre la corruption et toutes les formes de malversation, etc.
Le peuple avait réagi en conséquence de ces déclarations et a fait son choix, croyant à l’honnêteté des leaders politiques et à la crédibilité de leurs programmes. Durant 20 mois, le gouvernement du quartet des vainqueurs (Nidaa, Ennahdha, UPL et Afek) a navigué sans boussole, privilégiant l’improvisation dans tous les domaines, ce qui l’a conduit à l’échec sur tous les niveaux.
Triplement du solde net de la dette
Ni le gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (BCT) ni le ministre des Finances ne semblent être préoccupés par la forte dilatation de l’endettement extérieur, alors que l’échéance de l’emprunt qatari (500 millions de dollars US) vient d’être prorogée, les recettes en devises fléchissent (tourisme, exportations, transferts des expatriés…), et que les importations de biens superflus ne cessent de croître pour faire prospérer le business des gros rentiers du pays, étant les principaux bailleurs de fonds des partis politiques au pouvoir.
Le silence radio se poursuit même après les révélations livrées par l’ancien gouverneur de la BCT Taoufik Baccar, dont on peut extraire ce qui suit : «Le solde net de la dette en devises, qui s’établissait au 31/12/2010 à 10 milliards de dinars (23 M3D de dettes – 13 M3D d’avoirs en devises), s’établit aujourd’hui à 31 milliards de dinars (43 M3D de dettes – 12 M3D d’avoirs en devises)».
Le pire c’est que le triplement du «solde net de la dette» ne s’est pas accompagné par un triplement des investissements publics. Bien au contraire, le titre II a gravement régressé durant 2011-2015 par rapport à la période 2006-2010. En fait, les emprunts extérieurs levés depuis quelques années ont particulièrement servi à boucher les trous du budget de l’Etat (titre I) et surtout au maintien d’un équilibre précaire de la balance des paiements.
Au-delà des impératifs règlements des échéances de prêts et de transfert des dividendes revenant aux IDE, la balance des paiements subissait des pressions colossales nées du déficit de la balance commerciale aggravé par l’importation irraisonnable des biens de consommation secondaires et des produits ayant des équivalents fabriqués localement, dont l’estimation s’établit à 5 milliards de dinars par an (soit 40% du déficit commercial).
Si, par malheur, la croissance économique ne reprend pas d’ici là et que des mesures de rationalisation des importations de biens secondaires ne sont pas décrétées et exécutées, la Tunisie n’aura plus de choix que de rééchelonner sa dette extérieure, pour pouvoir continuer à importer les produits de première nécessité, dont les céréales, les médicaments, les pièces de rechange et les matières premières.
Maintenant le ministre des Finances et le ministre de l’Investissement se félicitent de nous avoir ramené un crédit de consommation auprès du FMI (2,8 milliards de dollars US), pour couvrir des dépenses de fonctionnement et des déficits qui ne sont pas générateurs de croissance. En d’autres termes, ce prêt sera destiné à rembourser le 1er prêt du FMI (1,7 milliard de dollars US) et à doper le Titre I du budget de l’Etat (ou en réalité à couvrir le déficit extérieur né du dérapage du déséquilibre de la balance commerciale des biens et services). Pire encore, le gouvernement projette de sortir de nouveau sur le marché international pour lever un emprunt de 1 milliard de dollars US à un taux au moins égal à 6%.
Des échéances de remboursement de prêts
Avec la contraction de la maturité des crédits toxiques consommés depuis 2013 ainsi que le glissement graduel du dinar face à l’euro et au dollar, la Tunisie aura à gérer durant 2017-2021 des échéances colossales de remboursement de prêts, le service de la dette frôlant le seuil de 8 milliards de dinars, pour constituer une sérieuse menace au budget de l’Etat et surtout à la balance des paiements.
Si nos princes avaient depuis 2011 gouverné patriotiquement et pragmatiquement sans se soucier des échéances électorales ni des ambitions personnelles, nous aurions pu apporter des réponses satisfaisantes aux attentes des populations en détresse, empêcher l’endoctrinement de nos jeunes par les islamo-terroristes, contenir l’économie souterraine et les mafias périphériques, tendre vers l’équité fiscale et l’autonomie budgétaire, capitaliser sur la démocratisation du pays pour améliorer son attractivité, et, d’une façon générale, atteindre la justice sociale et consolider les fondamentaux économiques.
Combien de fois avons-nous appelé à la lutte frontale contre toutes les formes de malversation et de corruption, afin de récupérer les recettes publiques évadées ainsi que les capitaux en devises fuités, et ce, en vue de parvenir à maîtriser l’endettement public et à limiter notre dépendance vis-à-vis des créanciers étrangers?
Combien de fois avons-nous insisté sur la promotion d’investissements publics dans la mise en valeur industrielle des richesses naturelle (minéraux, saumures, substances utiles, ressources végétales…), dont notamment les deux richesses inépuisables (rayonnement solaire, potentiel maritime) pour le dessalement d’eau de mer et la production de l’électricité?
Combien de fois avons-nous appelé à la mise en jeu de l’instrument des «clauses de sauvegarde» au niveau du commerce extérieur, et à la mise en œuvre de «mesures de sauvetage et consolidation» à l’adresse des secteurs producteurs (notamment les industries manufacturières et l’artisanat) pour relancer l’investissement, l’emploi et l’exportation?
Combien de fois avons-nous recommandé de suspendre les négociations avec Bruxelles sur le projet de l’Accord de libre échange complet et approfondi (Aleca) avec l’Union européenne (UE) jusqu’à élaboration du bilan de 20 ans de libre-échange avec l’UE ainsi qu’une étude d’impact prospective de l’Aleca sur l’économie nationale?
Malheureusement, il semble que l’oligarchie économique locale et les lobbys cosmopolites sont plus forts que les décideurs de la politique économique du pays, quand ils ne sont pas de mèche.
Mesures d’urgence pour circonscrire le feu
A présent, les actions de circoncision du feu sont évidentes et urgentes à prendre:
1) enclencher les «clauses de sauvegarde» prévues dans l’accord de libre-échange passé avec l’UE en 1995;
2) suspendre l’importation des biens de consommation superflus (articles de luxe, secondaires ou ayant des équivalents fabriqués localement);
3) décréter une série de mesures d’encouragement en faveur des secteurs producteurs, notamment l’agriculture et l’industrie, en vue de redresser l’investissement et la production, et de booster l’exportation et l’emploi;
4) gérer pragmatiquement les importations en accordant la priorité aux produits essentiels : biens de consommation de 1ère nécessité (céréales, aliments de bétail, médicaments …), matières premières, biens d’équipements;
5) mettre un terme au laxisme, au copinage et à l’impunité dans la gestion de toutes les formes de malversation et de corruption (évasion fiscale, fraude administrative, fuite de capitaux, pillage de richesses, abus de biens sociaux, etc.).
Si ces mesures minimalistes ne venaient pas à être décrétées et exécutées à court terme, la Tunisie poursuivrait irréversiblement son enlisement dans une crise systémique particulièrement dévastatrice. Le jour du retournement de la manivelle, les princes qui tiennent nos finances seront les premiers à sauter dans l’avion avec leurs proches, pour consommer leur droit de résidence off-shore, retrouver leurs actifs «déclarés» (maisons et pognon) et s’offrir des boulots avec de gros salaires, à l’instar de José Manuel Barroso qui vient de rejoindre Goldman Sachs après avoir régné à Bruxelles pendant 10 ans.
Aussi, ne serait-il pas grand temps de virer les bricoleurs et de placer des connaisseurs aux commandes du pays, armés de patriotisme, de dévouement et de persévérance?
* Ingénieur économiste.
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