Pour éviter une crise sociale fatale pour la Tunisie, le gouvernement Chahed devrait engager une guerre réelle contre les filières mafieuses asphyxiant l’économie nationale.
Par Mohamed Chawki Abid *
Avec une récession structurelle, un coût salarial de la fonction publique de l’ordre 15% du PIB, et un taux d’endettement atteignant bientôt 62% du PIB, tout plan d’austérité ciblant les «classes laborieuses» ne fera qu’aggraver la crise économique et démolir la paix sociale déjà fragilisée.
Les anciennes mauvaises formules du FMI
Les experts réformistes du FMI en sont bien convaincus (depuis novembre 2014), et s’activent à inventer de nouvelles solutions devant offrir aux pays en récession et surendettés des cadres budgétaires à moyen terme qui ne torturent pas les classes pauvres et n’épuisent pas les classes moyennes, axés sur le re-profilage de la dette acculant les créanciers à assumer une partie du coût de cette restructuration.
C’est l’approche actuellement recommandée pour la Grèce. Entre-temps, les anciennes formules de «coupe budgétaire» et de «sur-taxation inéquitable» continuent à être imposées aux débiteurs masochistes du FMI….
Depuis une vingtaine d’années, les systèmes mafieux n’ont cessé de se multiplier, de s’incruster dans les rouages de l’économie nationale, et de gangrener l’Etat par des mercenaires chevronnés.
Après la chute de la dictature, ces systèmes se sont paradoxalement ramifiés tout en catalysant la gabegie, le désordre, l’instabilité et l’insécurité. Aujourd’hui, ils font tout pour entretenir la précarité chaotique en alimentant les divisions et en faisant avorter toute tentative d’accord sur la stabilité, la sécurité, la justice, l’équité et la cohésion sociale.
Si sous d’autres cieux, l’on adopte des stratégies de guerre pour lutter contre la recrudescence des associations de malfaiteurs, l’ex-ministre des Finances, Slim Chaker, a préféré recourir à des solutions clémentes particulièrement à l’adresse des champions de l’évasion fiscale et des barons de la contrebande, solutions axées sur la tolérance fiscale, la complaisance administrative et la générosité tarifaire. Il a peut-être réussi à renflouer en contrepartie les caisses de Nidaa Tounes et à se faire offrir des cafés bien sucrés. Mais, par son agissement injuste et clientéliste, il a causé de grands préjudices aux finances publiques et aux équilibres extérieurs, par :
– la mise en péril les recettes de l’Etat, face à des dépenses en dépassement par rapport aux prévisions budgétaires;
– et la mise à mal des réserves en devises, acculant l’Etat à recourir au surendettement improductif et coûteux.
Pour boucher partiellement les trous, il a laissé filer la dette publique, en recourant aux emprunts extérieurs et à la consommation abusive de BTA (encours ≈ 11 milliards de dinars à fin août 2016).
En dépit de cette course effrénée pour l’endettement, un déficit additionnel de 3 milliards de dinars prend forme au titre de 2016, devant être couvert aussi bien par des économies de dépenses que par des ressources complémentaires.
Dans cette situation mal en point, si de nouvelles ressources ne sont pas mobilisées, les couches de population les plus vulnérables (plus du quart de la population) vont souffrir de façon disproportionnée.
A présent, la politique d’austérité imposée par le groupe FMI au gouvernement Youssef Chahed, qui a pris ses fonctions lundi, prône la hausse des prélèvements fiscaux et la baisse drastique des dépenses publiques et ce, dans le but de réduire le déficit budgétaire de 2016, mais surtout ceux des années suivantes.
Au-delà de la rationalisation salutaire des dépenses publiques, les mesures d’austérité porteront sur des tailles excessives dans les postes de dépenses (réduction de l’effectif de la fonction publique, diminution des dépenses de la santé et de l’enseignement, baisse des investissements d’infrastructure) d’une part, ainsi que sur l’augmentation des produits d’impôt d’autre part.
Les expériences similaires dans le monde (Amérique latine, Grèce…) nous enseignent que l’adoption d’une telle politique ne pourra redémarrer une économie frappée par un impact récessif des mesures d’austérité, pour pouvoir renouer avec la croissance et créer des emplois, d’une part, et conduira inéluctablement à des conséquences sociales dramatiques, dont notamment la torture de la classe pauvre et la dégradation de la classe moyenne, d’autre part.
A ce titre, il est important de rappeler qu’un audit interne du FMI (novembre 2014) a révélé que les remèdes préconisés en 2010 par le FMI pour relancer l’activité après la crise financière ont été «loin d’être efficaces». On peut lire dans le rapport cet aveu: «Le cocktail de mesures promu par le Fonds a contribué à la volatilité des flux de capitaux sur les marchés émergents». L’audit note également que le Fonds n’a pas prêté assez tôt attention aux effets néfastes de ces politiques sur les pays émergents (volatilité financière, chute des devises, etc.).
D’ailleurs, un courant réformiste au sein du FMI affirme sans tabou que «l’austérité est inopérante et qu’elle aggrave les inégalités» et reconnaît que «des coupes budgétaires excessives peuvent aller à l’encontre de la croissance, de l’équité, voire de la viabilité même des finances publiques».
S’il était loyal, M. Chahed aurait commencé par nettoyer devant sa porte. Malheureusement, au lieu de faire ériger un cabinet restreint de compétences expérimentées répondant au double souci de coût et d’efficacité pour donner le bon exemple aux composantes de l’administration tunisienne, l’ex-fonctionnaire de l’USAID s’est permis de luxe de former un large gouvernement ornementé de surcroît par des jeunes inexpérimentés et à compétences inadaptées à leurs portefeuilles respectifs.
Il est évident que l’implémentation bestiale du plan d’austérité dicté par le FMI, à l’adresse des couches laborieuses, conduira à l’émergence de mouvements d’indignation (voire à l’éclosion d’émeutes regrettables), auxquels participeront diverses composantes de la société civile.
Youssef Chahed et les filières mafieuses
Ayant beaucoup souffert des plans drastiques qui leur ont été imposés depuis 2012, les Tunisiens ne sont pas prêts à sacrifier davantage sur leur pouvoir d’achat sérieusement endommagé, surtout quand ils constatent de visu qu’une classe minoritaire continue à s’enrichir illicitement, à se soustraire de la contribution aux recettes publiques, et à abuser des réserves en devises.
S’il était honnête, M. Chahed aurait plutôt privilégié un plan de lutte contre l’expansion de l’économie souterraine, couvrant plusieurs segments de délinquance économique : évasion fiscale, fraude administrative, fuite de capitaux, corruption et abus de biens sociaux, contrebande et commerce illicite, ainsi que toutes formes de malversation.
Plusieurs études s’accordent à souligner que l’évasion fiscale coûte à l’Etat environ 10 milliards de dinars par ses créances douanières impayées dépassant 4 milliards de dinars, alors que le stock de capitaux fuités à l’étranger depuis une quarantaine d’années avoisine 50 milliards de dollars US, etc.
Il n’est pas à démontrer que le recouvrement partiel des créances publiques, d’une part, et le rapatriement partiel des avoirs en devises, d’autre part, procureront aux finances publiques une pérennité et entraîneront un désendettement curatif vis-à-vis de l’extérieur.
Si une guerre réelle n’est pas courageusement engagée contre ces filières mafieuses qui asphyxient l’économie nationale et empoisonnent la société tunisienne, toutes les activités illicites seront banalisées, et c’est l’ordre économique établi qui deviendra l’exception.
En conclusion, il appartient forcément à Youssef Chahed de relire objectivement le diagnostic du malaise économique, de revoir les objectifs macroéconomiques, et de reformuler son plan d’actions suivant des priorités mûrement réfléchies.
Autrement, il sera pris pour premier responsable dans l’éclatement d’une crise sociale qui serait fatale pour le pays, dans la mesure que toute improvisation de plan d’austérité pourra aisément tourner à l’émeute.
* Ingénieur économiste.
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