Centre-ville de Fernana.
Aux hommes d’affaires présents à la réunion du 10 septembre avec le chef du gouvernement : «Et si, à titre de test, vous vous penchiez sur les opportunités d’investissement à… Fernana ?»
Par Salah Darghouth *
Je reconnais d’emblée qu’il peut paraître absurde pour beaucoup qu’on puisse même imaginer que malgré tous les obstacles qu’il rencontre, le secteur privé pourrait envisager de se lancer dans une entreprise d’investissement rentable et durable dans des contrées aussi déshéritées que celle de Fernana, où les mouvements sociaux défraient la chronique.
Ces mouvements ne sont malheureusement pas nouveaux dans cette délégation du nord-ouest tunisien, frontalière de l’Algérie. Il n’y a pratiquement pas eu une année depuis la révolution où des habitants de Fernana ne sont pas descendus dans la rue pour exprimer leur exaspération et réclamer plus d’investissements, plus de développement et plus d’emplois.
L’une des zones les moins développées
Tout en regrettant les violences qui ont entaché les dernières manifestations, il est important de rappeler qu’à l’image d’autres délégations du gouvernorat de Jendouba (Ain-Draham, Ghardimaou, etc.), celle de Fernana détient le triste record d’être l’une des zones les moins développées du pays.
C’est effectivement la délégation qui a un «indice de développement régional» des plus faibles, traduisant un taux de pauvreté de plus 14%, un taux de chômage des jeunes issus du supérieur de plus de 55%, un taux d’instruction de seulement 37%, un taux d’analphabétisme de 45%, un taux d’accès des logements aux réseaux d’eau potable de tout juste 24% et d’à peine plus de 9% pour l’accès aux réseaux d’assainissement.
Une région riche oubliée des planificateurs et des investisseurs.
Ces indicateurs ne sont en fait que le reflet de conditions naturelles particulières et des programmes publics de développement économique et social tronqués, inadaptés ou déficients que l’Etat a réalisés dans la région depuis des décennies. La géographie montagneuse environnante rend difficiles les déplacements entre les localités et impose une dispersion géographique, avec un enclavement de la population. La qualité des routes forestières et agricoles souffre d’un manque perpétuel d’entretien; les capacités en moyens de transport sont insuffisantes, inadaptées et coûteuses.
Cela est exacerbé par les multiples pesanteurs bureaucratiques qui ne font que s’alourdir. La réglementation forestière, particulièrement contraignante, constitue, entre autres, un frein à la pratique organisée de l’élevage et à l’exploitation structurée, durable et participative des produits forestiers. La population se plaint même du manque ou de l’absence de représentativité de certains services administratifs et sociaux essentiels (Onas, etc.).
Sur le plan financier, les banques sont également quasi-absentes et n’offrent de toute façon pas de services adaptés aux sollicitations locales tournées essentiellement vers l’agriculture, l’élevage, l’apiculture, l’exploitation forestière et l’artisanat.
L’environnement entrepreneurial y est anémique, limité pratiquement aux services de base (épiceries, boulangeries, etc.). Il se caractérise par une quasi-absence d’unités de transformation industrielle (moins de 3% et de 7% de la population active occupée travaillent dans le secteur des industries manufacturières dans la délégation de Fernana et le gouvernorat de Jendouba, respectivement). Un investissement a bien été fait dans la production de tomates séchées, et une station thermale est cours de construction à Béni-Mtir depuis plusieurs années.
Viennent se greffer là-dessus les phénomènes de corruption et de contrebande, et les risques liés à l’implantation de caches terroristes dans les montagnes environnantes, avec les efforts de vigilance, de contrôle et de lutte que tout cela exige.
C’est bien cela, très brièvement, la vérité de l’état de développement de la délégation de Fernana, une vérité qu’on retrouve d’ailleurs, à un degré plus ou moins grand, dans la plupart des délégations des régions intérieures du pays.
Cette vérité nous interpelle tous et à plus d’un titre. L’Etat se doit d’agir et sérieusement cette fois-ci, sous la houlette du gouvernement qui vient d’ailleurs de dépêcher une commission d’enquête ministérielle à Jendouba. Sans mesures énergiques et plus encore leur mise en œuvre intégrale de la part de l’Etat pour corriger les défaillances multiples des domaines dont il a la responsabilité première, la situation actuelle ne peut que perdurer.
Toutefois, les leçons tirées de l’expérience internationale en la matière ont clairement démontré que le développement des régions «laissées pour compte» ne réussit que par un accompagnement intelligent des interventions de l’Etat par celles du secteur privé.
C’était bien le cas, par exemple, des régions du nord-ouest du Brésil, des Andes au Pérou, des régions indigènes du Mexique, du nord et sud-ouest de la Chine ou du nord-Vietnam. Ces exemples nous ont aussi appris que quel que soit l’état de déclin économique et de pauvreté de telles régions, il existe toujours des niches d’investissement rentables et durables aptes à l’intervention du secteur privé. Et c’est bien le cas de Fernana, du gouvernorat de Jendouba, du nord-ouest tunisien et des autres régions intérieures du pays.
En effet, la délégation de Fernana dispose de potentialités importantes qui sont mal, sous- ou pas exploitées. Elle est dotée d’un environnement qui offre de nombreuses opportunités de développement économique et humain. L’environnement naturel de Fernana permet de développer des activités pouvant profiter à toutes les catégories de population et surtout générer de l’emploi pour les catégories les plus éduquées.
Le nord-ouest tunisien mérite un meilleur sort.
Un potentiel agricole et forestier non exploité
Il y a d’abord une grande marge possible pour intensifier, moderniser et accroître la valeur-ajoutée des activités agricoles qui constituent la base du développement économique actuel de la région. Grâce à la haute pluviométrie et l’abondance des ressources en eau, les perspectives de développement qu’offrent non seulement l’agriculture irriguée mais aussi l’agriculture pluviale sont substantielles. La grande diversité des fruits et légumes que le climat et les sols de la région ont la vocation de produire se prête à des investissements tout le long de la «chaîne des valeurs» qui va de la fourniture des équipements et intrants, aux services de recherche, d’améliorations technologiques et de vulgarisation, à la production, au conditionnement et transformation industrielle, à la commercialisation et même à l’exportation.
L’élevage y compris en milieu forestier constitue également une activité qu’il est possible de mieux et davantage développer, en particulier auprès des petits et moyens agriculteurs. Il peut s’agir de l’élevage traditionnel (surtout ovin) ou hors-sol (aviculture, cuniculture, héliciculture) mais aussi de l’apiculture (production de miel de forêt) et de la pisciculture (élevage de poissons dans les retenues d’eau permanentes).
L’autre potentiel appréciable dont jouit la région réside dans une exploitation plus efficace, plus moderne et plus durable des produits forestiers ligneux (liège et bois) et non ligneux (gibier, champignons, truffes, plantes aromatiques et médicinales).
Par ailleurs, la mise en valeur et la promotion des produits artisanaux fabriqués à partir des ressources forestières seraient notamment profitables aux femmes travaillant à domicile. Une partie de ces ressources sont exploitées, mais presque rien n’est traité ou transformé sur place. Le bois et le liège produits sont acheminés vers des zones industrielles implantées ailleurs en Tunisie ou même en Algérie.
Enfin, toutes les études effectuées sur le nord-ouest s’accordent à insister sur l’atout substantiel qu’a la région pour la promotion d’un tourisme national écologique (basé sur les richesses naturelles montagneuses, forestières et hydrauliques), culturel (axé sur le patrimoine archéologique de la région) et thermal (grâce à une exploitation judicieuse des eaux provenant des nombreuses sources chaudes, dont celle de Essahline à Fernana même). La région gagnerait aussi à développer son artisanat qui repose sur la transformation des matières premières issues de la forêt et des zones montagneuses environnantes (liège, bois, poterie).
Jantoura, Fernana, Jendouba: Un potentiel agricole, forestier et touristique qui ne demande qu’à être exploité.
Des possibilités d’investissement sérieuses
C’est dire que Fernana et le gouvernorat de Jendouba, à titre d’exemple, offrent des possibilités d’investissement sérieuses par le secteur privé, qui viendraient en parallèle aux réformes, programmes et investissements que l’État se doit de mettre en œuvre.
A ce propos, il est important de noter qu’il existe une idée très répandue dans le pays, et surtout depuis la révolution. C’est que seuls de grands projets industriels vont pouvoir sortir nos régions intérieures de la crise économique et sociale qui les frappent. Bien évidemment, la concrétisation de tels projets est souhaitable et doit être activement recherchée, mais l’expérience montre que de tels investissements lourds, quand ils existent, mettent souvent longtemps à se matérialiser. A moins qu’ils soient bien étudiés, certains peuvent même s’avérer faiblement productifs en matière de création d’emplois qui est la préoccupation principale de nos compatriotes des régions intérieures.
C’est pour cela que dans l’immédiat du moins, ce sont en priorité des investissements pour le lancement de projets majoritairement de petite à moyenne taille, et aussi nombreux que possible, dont Fernana et sa région ont le plus besoin. Les investisseurs potentiels pourraient détecter, faire germer ou appuyer toute initiative jugée adéquate pour le développement de certaines des activités économiques énumérées ci-dessus sans compter d’autres activités non mentionnées ici.
Quoi qu’on puisse en penser, il doit exister parmi les exploitants agricoles de la région, de même que parmi les entrepreneurs et les chômeurs diplômés de l’enseignement supérieur (plus de 1.000 dans la délégation de Fernana et plus de 17.000 dans tout le gouvernorat de Jendouba), suffisamment de gens qui ont la volonté et la capacité de diriger ou de s’engager dans de tels projets.
Aussi, il n’y a pas de doute que nos hommes d’affaires ont les moyens et les capacités requises pour procéder aux analyses nécessaires à l’identification de tels projets, et qu’ils ont l’expérience et le génie suffisants pour dénicher de tels talents.
Les défis et les risques sont là, mais le potentiel et les opportunités aussi. Pourquoi donc ne pas essayer?
* Ex-cadre à la Banque Mondiale.
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