En récupérant trois rescapés de l’ancien régime (Sadok Chaabane, Slah Maaoui et Nja Mahdaoui), Mohsen Marzouk croit renforcer son Projet par des «grands noms»…
Par Yassine Essid
Il était devenu du jour au lendemain un grand nom de la politique, le seul, l’unique, le chef incontesté d’un mouvement politique qu’il a baptisé Machrou (Projet), forcément d’avenir, qui lui donne une appétence pour exister. Il se veut aussi un idéologue du pouvoir doté d’une ambition farouche et un sécessionniste qui a su jouer avec habilité des affligeantes maladresses de son parrain, le fondateur de Nidaa Tounes. Nullement humble, il manifeste un zèle désordonné pour s’imposer sur la scène politique au nom de la réhabilitation du bourguibisme, afin de renforcer l’Etat moderne face aux islamistes et de remettre en mouvement la société en vue des prochaines présidentielles. Depuis, il s’agite comme un fou, et le repli sur le soi nombriliste prend le pas chez lui sur le sens du collectif allant jusqu’à entraîner des dissidences, pour le moment peu nombreuses, il est vrai.
Les «grands hommes» entre eux
Bien que son mouvement soit reconnu et connu, il a cherché pourtant à en améliorer l’image auprès du public. Car pour rester chef, il ne faut rien négliger et être pragmatique. Tout ce qui peut renforcer sa stature est bon, y compris le mélange des genres et l’appel fait à des personnages si peu importants que l’idée même de leur existence a été effacée de la mémoire publique. Mais Mohsen Marzouk, qui ne pratique pas la politique de l’oubli, a réalisé que son parti gagnerait à se doter de figures de proue sculptées dans l’expérience vécue de l’action politique et culturelle. Alors il est parti dénicher des talents rares capables de soustraire son mouvement aux risques d’une organisation monolithique. De «grands noms» censés être reconnaissables pour leur génie de tout comprendre, identifiables par le don de tout exprimer.
Sadok Chaabane lors d’une conférence de presse du Machrou.
Mais d’abord qu’est-ce qu’un «grand nom»? Existe-t-ils des critères objectifs pour affirmer que tel ou tel est un «grand homme», capable de relever, remonter la réputation d’un parti politique, lui conférer une nouvelle image, renforcer son implantation, le mettre en valeur, lui servir de faire-valoir et rehausser son importance auprès du public?
On admet généralement qu’un «grand nom» est souvent garant d’un certain succès politique, artistique, ou autre, qui va souvent de pair avec un succès financier. On qualifie ainsi Louis Armstrong, trompettiste et chanteur de génie, comme un grand nom du jazz. Charles Aznavour un grand nom de la chanson. On parle de Chanel ou d’Yves Saint-Laurent comme deux grands noms de la haute-couture. On mentionne Alain Ducas ou Pierre Herme parmi les dizaines de grands noms de la gastronomie, etc.
Les trois messies
La moisson de notre imprésario du Mouvement du Projet Tunisie (MPT dans ce domaine fut bien maigre : Sadok Chaabane, Slah Maaoui et Nja Mahdaoui sont ainsi proclamées des personnalités de grande renommée ! Qui sont-ils vraiment pour avoir su se montrer convaincants sur leur aptitude à mériter le qualificatif de «grand» : des guerriers intrépides? Des conquérants victorieux? Des hommes bâtisseurs d’Etats? Des grands chefs charismatiques? Des savants? Des figures de l’art universel? De grands poètes? Des figures emblématiques qui ont marqué leur époque par leurs réalisations? Par ailleurs, à travers quelles autres composantes doit-on juger ces trois «grands noms» supposés : au mérite? Au travers de leurs contributions au perfectionnement de l’esprit humain? A leur lutte pour les libertés civiques? A des activités intellectuelles qui ont débouché sur des savoirs utiles? A leurs actions patriotiques en faveur de la gloire de leur peuple?
C’est donc par un retour en arrière, en revivant une période qui conserve encore pour certains ses attraits, que Mohsen Marzouk pensa donner santé, courage et vigueur à son mouvement. Offrir des modèles de pensée et d’action politiques, de savoir-faire collectif qui fondent ce que nous appelons un parti politique capable d’engager le pays sur des voies nouvelles. Assigner aux plus grands d’entre les hommes, par gratitude et dans un souci d’exemplarité, la place qui leur revient de droit.
Slah Maoui officialisant son adhésion au Machrou.
Ainsi, le premier et le second candidats sont-ils issus d’un parti aux structures monolithiques, le défunt Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), mort après la fuite de son fondateur Zine El Abidine Ben Ali, qui ont bien roulé leur bosse sous tous les régimes à l’image du chat légendaire aux neuf vies. Nullement embarrassés, ils ont aussitôt endossé et sans le moindre scrupule de conscience l’habit bien étriqué des tribuns en charge de plaider, cette fois, la cause du peuple. Leur maturité politique les autorisera à faire avancer le débat sur les libertés en lançant un projet de promotion de la démocratie. Mais, autant nous comprenons l’appel fait à Sadok Chaabane et Slah Maaoui, tous deux anciens ministres sous (ou «de») Ben Ali, dont la présence est suffisamment ambiguë pour attirer les nostalgiques du précédent régime et les âmes abandonnées à elles-mêmes, autant on a du mal à saisir les motifs du choix du troisième.
Nja Mahdaoui est peut-être un bon peintre-calligraphe, mais ne possède pas ce mérite qui pourrait lui valoir le qualificatif de grand. Il ne doit sa notoriété internationale qu’à l’intérêt que l’Occident portait à l’époque à l’élite du tiers-monde. Cependant, les trois portent des vestiges bien reconnaissables. Les deux premiers, pour leurs mensonges et leurs compromissions et, le troisième, les traces d’un parcours artistique ballotté au gré des aides de l’Etat et celles de généreux donateurs. Si l’on admet que l’histoire d’un pays est l’action des grands hommes, de tels pedigrees constitueraient difficilement les agents déterminants de l’avenir des peuples.
Mohsen Marzouk heureux d’annoncer l’adhésion de l’artiste peintre Nja Mahdaoui.
Ce choix, et la publicité qui en a été faite, n’est pas la simple adhésion à un mouvement politique, car son analyse constitue la réponse à la problématique du génie. Après avoir été appliquée aux poètes, aux artistes, aux visionnaires de la technologie, la notion de génie subit cette fois une nouvelle mutation, une osmose entre le grand nom et le génie de la réflexion politique.
Ces trois messies impatiemment attendus, dont on respectera l’autorité, que l’on craindra et qui sauront gérer au mieux les affaires MPT face à ses concurrents, vont certainement contribuer par leur parole nouvelle à inaugurer une phase nouvelle du développement du parti tout en aidant le pays à entrer dans une nouvelle époque de liberté.
* Le titre de la chronique est emprunté à une pièce d’Arthur Adamov ‘‘La Politique des restes’’ (1962).
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