Et si les jihadistes étaient réellement «nos» enfants, l’émanation d’une société languissante et en décadence depuis plusieurs siècles déjà.
Par Mohamed Sadok Lejri
Je suis pour le retour des jihadistes en Tunisie. Qu’on le veuille ou non, les Tunisiens qui sont partis en Syrie et en Irak ne sont pas des terroristes, ils se sont rendus au Proche-Orient pour y mener une guerre sainte, pour défendre et propager l’islam sunnite. Ce sont les combattants du jihad. Et comme le disait si bien Rached Ghannouchi, président du parti islamiste Ennahdha : «Les salafistes sont nos enfants, ils ne viennent pas de la planète Mars.»
Assumer la responsabilité de l’autocritique
Rien ne sert de se cacher derrière son petit doigt, de prendre le parti de tergiverser et de chercher des faux-fuyants : c’est la société tunisienne qui a enfanté de ces monstres à face humaine. Il ne suffit pas de renier leur «tunisianité» et se réfugier dans le déni de l’insupportable réalité pour fournir une réponse à la question des «revenants», laquelle question défraye la chronique depuis plusieurs semaines. La société tunisienne, comme toutes les sociétés musulmanes d’ailleurs, doit se tendre un miroir pour s’y regarder et ne pas briser la glace à la vue du reflet de son propre visage. Je pense que ces jeunes sont victimes d’une civilisation languissante et en décadence depuis plusieurs siècles déjà.
Ces jihadistes sont des Tunisiens qui ont fait de la haine une valeur et de la frustration une hygiène de vie. Ils sont des Tunisiens qui se sont résolus à s’abreuver du sang des mécréants. Comment en sont-ils arrivés là? On ne naît pas jihadiste, on ne le devient pas ex-nihilo. Au lieu de brailler à tout-va «Ces monstres ne sont pas/plus Tunisiens et ne représentent pas l’islam» et de se réfugier dans le réflexe de l’autodéfense, les Tunisiens devraient assumer la responsabilité de l’autocritique, quitte à se montrer agressifs et hostiles envers l’islam.
Un passé mensongèrement parfait
Qu’a-t-on appris à ces jihadistes depuis leur prime jeunesse ? On leur a appris qu’ils étaient musulmans, qu’il fallait croire en Dieu, vivre pour lui et ne jamais douter de son existence. On leur a appris que seule la croyance dans les dogmes de l’islam et leur stricte observation assurait la gloire d’Allah et le salut de l’âme.
Qu’a-t-on appris à ces jihadistes depuis leur prime jeunesse? On a appris à ces jeunes que, parce qu’ils sont musulmans, ils font partie de la caste des seigneurs de l’humanité et que cette dernière leur doit tout. On leur a appris à fantasmer sur un passé mensongèrement parfait et à s’esbroufer eux-mêmes en se laissant prendre au mirage de leur suprême grandeur. On leur a appris que, pour éviter les geôles de l’enfer et atteindre les cimes, ils devaient rester figés sur des valeurs archaïques et fidèles à un passé fabulé.
Ces jihadistes sont nés dans une société où l’islam se manifeste dans tous les détails de la vie quotidienne, du lexique religieux omniprésent dans le langage de tous les jours à la nécessité d’être soumis à la loi divine et aux principes et règles qui en découlent, car toute transgression (blasphème, consommation d’alcool, non observation du jeûne durant le mois de ramadan, rapports sexuels en dehors du cadre légalo-charaïque du mariage, consommation du porc, etc.) rapproche des enfers, voire y mène directement.
Ces jihadistes sont nés dans une société où la croyance privée a toujours été une affaire publique, où la religion n’est pas une affaire entre soi et soi, où les gens sont jugés en fonction du degré de leur piété et de leurs croyances et valeurs.
Ces jihadistes sont nés dans une société où les uns organisent le quotidien des autres à partir d’une vision névrotico-religieuse de la vie.
Les nouveaux chevaliers du jihad
Les jeunes jihadistes sont probablement incultes, mais ne sont certainement pas illettrés. Avec la généralisation de l’enseignement à tous les péquenauds, l’accès à l’écrit, notamment à la langue arabe, a été un vecteur essentiel dans la transmission de l’habitus religieux orthodoxe. Car, en arabisant le système éducatif tunisien et en plaçant le français sur le même piédestal que n’importe quelle autre langue étrangère, on a disgracié une langue et une culture qui a donné à la Tunisie une élite éclairée. Mais, bien entendu, les chantres de l’arabisation persistent dans leur déni.
Ces jeunes jihadistes ne se sont pas rendus en Syrie et en Irak pour répandre le sang de victimes innocentes, mais pour devenir les nouveaux chevaliers du jihad. Les leçons d’Histoire et la littérature religieuse dont on les a gavés, et qu’ils ont bien digérées soit dit en passant, sont riches en passages qui exhortent à la guerre sainte, qui l’exaltent et qui blâment la lâcheté de ceux qui s’en détournent ou qui y renoncent.
Les faits perpétrés par les jihadistes s’inscrivent dans la continuité des vieilles batailles de l’islam, des guerres, des coups de force, des expéditions punitives, des sièges et d’autres faits d’armes des soldats d’Allah.
Nos enfants jihadistes se sont rendus en Syrie par idéalisme, un idéal façonné par la société. Par société, j’entends
la famille, l’école, le quartier, la rue… Bref, par une culture rongée par la l’irrationalité, l’archaïsme, la misogynie, l’intolérance et un islam venu tout droit d’un âge féodal et tribal et qui porte les germes d’un idéal totalitaire.
Nos enfants jihadistes se sont rendus en Syrie pour que triomphe l’islam des ancêtres et du prophète Mohamed.
D’autres jeunes tunisiens se rendent en Occident pour fuir des conditions matérielles difficiles et une condition misérable. Une fois confrontés aux problèmes liés au choc des cultures, ils se rendent compte qu’en tant que musulmans, leur intégration ne sera pas une mince affaire et s’éprennent de l’idée que c’est à l’Occident de s’adapter aux musulmans et non le contraire, quitte à semer le chaos et miner les fondements humains et civilisationnels du pays d’accueil.
Ne nous leurrons pas, un très grand nombre de Tunisiens, peut-être le plus grand nombre, nourrit une sympathie à peine voilée pour les idées de l’organisation terroriste de l’Etat islamique (Daech), le problème réside au niveau du modus operandi. Il existe un lien évident entre l’idéal du commun des musulmans et le salafisme jihadiste.
Pour bon nombre de musulmans, les jihadistes ont tort d’égorger et de décapiter à tout bout de champ, ils ont tort de détruire un patrimoine pré-islamique dont ils n’en ont cure et de filmer tant de personnes passés par le fil de l’épée… Car toute cette barbarie ternit l’image de l’islam. L’image de l’islam est, manifestement, la seule chose qui les préoccupe. Quant aux victimes, Dieu reconnaîtra les siens. Quant aux dégâts infligés au patrimoine matériel, quant aux bâtiments détruits… Dieu viendra en aide à ceux qui prient pour lui.
Sacrifier sa vie à la gloire d’Allah
Pour bon nombre de musulmans, les violences exercées contre les non musulmans sont peut-être répréhensibles, mais ils sont convaincus que les jihadistes le font pour la «bonne cause», à savoir la réparation des injustices commises par l’Occident envers les musulmans et le triomphe de l’islam.
En d’autres termes, les jihadistes exécutent le «sale boulot», un boulot désavoué en public et approuvé par la conscience collective des croyants. Ils font ce que beaucoup de musulmans n’ont pas le courage de faire : tout laisser derrière soi et sacrifier son avenir et sa vie à la gloire d’Allah.
Au lieu de mener une vie normale, au lieu de fonder une famille et jouir des petits plaisirs de la vie, ces jeunes décident de tout quitter et de se sacrifier à la gloire d’un Dieu hypothétique, voire non existant, tout cela à cause de l’éducation aliénante et du dressage intellectuel qu’ils subissent depuis leur prime jeunesse, tout cela à cause du discours religieux qui conditionne les esprits et les prépare à admettre tout ce qui émane et se pratique au nom d’Allah…
Ne sont-ce pas eux aussi des victimes? Ce ne sont pas les jeunes jihadistes qu’il faut placer sur le banc des accusés, mais la société tunisienne et sa religion. Fermer la porte au nez de quelques milliers de jihadistes qui viennent perturber notre quiétude ne rime à rien. Bien au contraire, c’est mesquin et lâche. Le problème est beaucoup plus profond que cela, il est d’ordre culturel et civilisationnel. Sans courage intellectuel, rien ne sera possible. A la société tunisienne de trouver le courage d’assumer sa responsabilité.
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