La guerre déclarée par Youssef Chahed à la corruption a surtout déstabilisé Nidaa Tounes et Ennahdha, les deux grands partis du gouvernement. Mais pas seulement…
Par Salah El-Gharbi
La réunion, mardi 6 juin 2017, des représentants des groupes parlementaires d’Ennahdha et de Nidaa, et la déclaration conjointe qui renforce leur alliance, continuent de susciter des interrogations, et même quelques protestations au sein des deux partis au pouvoir et, bien entendu, sur la scène politique nationale, vu le contexte général dans le pays, marqué par la guerre contre la corruption et la contrebande lancée par le chef du gouvernement Youssef Chahed.
Cette sorte d’alliance pour un sauvetage réciproque traduit le désarroi des responsables de ces deux formations politiques, qui est de plus en plus manifeste, dans leurs postures comme dans leurs tactiques du moment.
L’ombre lourde de Chafik Jarraya
L’arrestation, le 23 mai dernier, de Chafik Jarraya et de neuf autres barons de la corruption et de la contrebande a beaucoup surpris Ennahdha, dont les dirigeants ont convoqué une réunion d’urgence de leur bureau politique. Le secret dont Youssef Chahed a entouré l’opération ne les a vraisemblablement pas réjouis, s’il n’a pas provoqué, chez eux, une sorte de doute sur les intentions du chef du gouvernement et de méfiance à son égard.
Qu’auraient pu se dire, lors de leur réunion du 6 juin, les Nahdhaouis et les Nidaïstes dont le renforcement des liens doit beaucoup à Chafik Jarraya? Si Jarraya était un ami commun, Chahed ne risque-t-il pas de devenir… un ennemi commun qu’il convient d’affaiblir et de neutraliser?
Pour Ennahdha, il n’y aurait de meilleur moyen d’atteindre Chahed que de s’empresser de raffermir les liens avec Hafedh Caïd Essebsi, le chef autoproclamé de Nidaa Tounes et fils du président de la république, dont l’hostilité à l’égard du chef du gouvernement est plus que notoire, hostilité dont un enregistrement récemment fuité d’une réunion de Nidaa nous a donné la preuve irréfutable : «Nous l’avons nommé, et il est en train de se retourner contre nous», disait Caïd Essebsi junior, phrase qui aurait bien pu sortir de la bouche de Rached Ghannouchi, le leader du parti islamiste tunisien.
Aussi, des questions s’imposent : n’assiste-t-on pas, aujourd’hui, à la cristallisation d’une opposition sournoise à Chahed de la part de ceux-là même qui sont censés être ses principaux soutiens ? N’est-il pas pour le moins curieux de constater que les soutiens à Chahed se comptent plutôt parmi les dirigeants de l’opposition ?
Les liens des dirigeants de Nidaa Tounes avec Chafik Jarraya paraissent au grand jour, soulignés dans les déclarations des députés démissionnaires ou exclus, comme Néjia Ben Abdelhafidh, Sabrine Gobantini, Fatma Mseddi ou autres Wafa Makhlouf, considérée jusque-là comme la plus légitimiste et la plus proche de Hafedh Caïd Essebsi, et qui semble, elle aussi, exaspérée par les agissements des premiers responsables de son parti où elle ne se reconnaît plus.
Force est de constater en effet que le fils du président de la république a réussi, en moins de deux ans, à transformer l’or de Nidaa Tounes, vainqueur des législatives et de la présidentielle de 2014, en poussière au pied de son adversaire présumé : Ennahdha.
Le parti qui, en janvier 2015, comptait 86 députés, n’en compte plus aujourd’hui qu’une cinquantaine et il a perdu presque la majorité de ses fondateurs : Mohsen Marzouk, Ridha Belhaj, Lazhar Akremi, Bochra Belhaj Hmida, Mondher Belhaj Ali, Khemaies Ksila, Faouzi Elloumi, Boujemaa Remili, pour ne citer que les plus en vue. Et pour ne rien arranger, l’hémorragie semble se poursuivre et s’accélérer avec la grogne des coordinateurs régionaux.
Plus dure sera la chute
Pas un jour qui passe sans qu’on ressente l’impact de l’arrestation de Chafik Jarraya, surtout parmi nos dirigeants politiques, aussi bien à gauche qu’à droite. Le trouble est tel que l’on assiste depuis à la multiplication des déclarations hostiles au gouvernement, même de la part des dirigeants du Front populaire, qui étaient jusque-là les champions toutes catégories de la lutte contre la corruption et qui, curieusement, font aujourd’hui la fine bouche. Ont-ils goûté, eux aussi, aux générosités bien ordonnées du grand baron de la corruption et de la contrebande? Leurs déclarations hostiles au premier chef du gouvernement à avoir déclaré la guerre à la corruption incitent à le penser…
Le spectacle est désolant de médiocrité. Certains dirigeants politiques cherchent à se protéger en prenant des distances vis-à-vis du présumé coupable de haute trahison, actuellement poursuivi par le tribunal militaire… Ils parlent de «rencontre fortuite à l’occasion d’un dîner officiel», comme Noureddine Bhiri, président du bloc parlementaire d’Ennahdha et ancien ministre de la Justice.
D’autres, complètement grillés, tiennent un discours véhément qui frise la bravade, en témoignant de leur loyauté à l’égard de l’«ami» d’hier, qui se trouve aujourd’hui en mauvaise posture. C’est le cas, notamment, de Sofiane Toubel, président du bloc parlementaire de Nidaa Tounes. Craint-il d’être balancé par Jarraya qui, dans sa descente aux enfers, pourrait être tenté d’entraîner une grande partie de la classe politique dans sa chute ?
D’autres, encore plus sophistiqués, qui étaient, hier encore, des chantres de la lutte contre la corruption, sermonnent, aujourd’hui, le gouvernement sur le thème du respect des droits de l’homme… Jarraya. Suivez mon regard!
Quoi qu’il en soit, le coup de pied dans la fourmilière de Youssef Chahed a surtout déstabilisé les deux grands partis qui composent le gouvernement. Mais ses ondes de choc vont se poursuivre encore longtemps et toucher, de proche en proche, des pans entiers de la société tunisienne, à commencer par les milieux politique et d’affaires, mais aussi de l’administration publique.
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