L’alliance entre Nidaa Tounes et Ennahdha, opération de blanchiment mutuel, risque de conduire les Tunisiens à une démocratie à parti unique : Ennahdha.
Par Yassine Essid
Nidaa Tounes a fini par ressembler à l’amphisbène, ce serpent légendaire de la mythologie romaine qui possède une tête à chaque extrémité du corps. Mais contrairement à la créature légendaire, si les têtes sont fraîchement décapitées, le corps bouge encore par moult oscillations. L’une des têtes demeure encore tenace et continue à donner des frayeurs. Car même décapité, Nidaa Tounes de Hafedh Caïd Essebsi est non seulement capable de régénérer sa tête et son cerveau, mais réassimile rapidement et avec une impassibilité déconcertante toutes les ambitions perdues qui continuent à l’entretenir dans un singulier état qui le rend plus que jamais indifférent à la haine et insensible au mépris de l’opinion.
Accommodements et intérêts personnels.
En clair, il a retrouvé toute sa tête au point d’établir des accords d’intérêts communs contre-nature. C’est que, dégoûté de ses frères d’armes, désespéré par la stratégie d’un vieux chef routinier comme son père, Béji Caïd Essebsi, ci-devant président de la république, il est déterminé à engager à son tour une manœuvre habile en se réfugiant cette fois dans la religion en espérant trouver en elle la source des conceptions hautes et des sentiments désintéressés. Coincé entre ces extrémités du calcul et les ridicules fumées de la fraternité universelle, quoi de mieux alors qu’un adversaire repenti tel qu’Ennahdha, un mouvement qui surpasse en nombre de députés une majorité parlementaire devenue étrangement virtuelle à l’Assemblée?
En un plan rapproché, sont installés à la tribune les quatre principaux dirigeants des deux blocs parlementaires, ardents protagonistes de ce rapprochement partisan et, éventuellement, futurs artisans d’un profond changement d’orientation politique.
Au milieu du groupe, Hafedh Caïd Essebsi, est installé le plus grotesques et haïssable des fils à papa, qui traîne encore ce qui reste d’un parti manifestement putride, qui n’a jamais été capable de faire triompher la moindre idée.
A sa droite, est installé Sofiene Toubal, le titulaire d’une fonction hautement stratégique comme président du groupe parlementaire de Nidaa Tounes. Il est à lui seul un exemple rarissime du vrai tremplin dans une carrière politique. Maître de cérémonie, dont le rôle était de chauffer la salle dans la cellule Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) de Gafsa lors des cérémonies officielles, ravalé au rang le plus bas par un de ses collègues l’accusant publiquement d’avoir été chef de parking, il est passé, contre toute attente, représentant d’un caciquisme de hameau.
C’est à la fois le paradoxe et le miracle de la démocratie grâce auxquels des inconnus pauvres, sortant de l’obscurité, possédant sans doute l’énergie et l’ambition, sont capables de transiger avec leur conscience et d’accepter certains accommodements tant qu’ils servent leurs intérêts personnels. C’est pourtant à de telles personnalités que devrait revenir l’insigne honneur de tirer le pays du chaos. Certes, il leur arrive de s’accrocher aux basques du chef du gouvernement Youssef Chahed, de se prévaloir de son autorité politique, d’en tirer avantage en déclarant qu’il est, après tout, l’un des leurs.
Quant au cheikh Rached Ghannouchi, installé devant un bouquet de micros, adossé à un mur tapissé des seuls logos d’Ennahdha, flanqué de son sbire de service et ancien ministre de la Justice, Noureddine Bhiri, sous la «troïka», la coalition gouvernementale conduite par Ennahdha (janvier 2012-janvier 2014), il ne laisse aucune équivoque quant à son rôle dans cette insolite initiative.
Une alliance contre-nature pour un blanchiment réciproque.
Deux partis traînent derrière eux d’énormes casseroles
La figure tutélaire de l’islam n’est certainement pas dupe de cette volonté de rapprochement avec l’ancien rival. Aussi, se retrouve-t-il réconforté par les promesses d’une alliance qui profitera avant tout et pleinement à son mouvement et ne payera que le dividende de la faillite de Nidaa Tounes.
Quant à Hafedh Caïd Essebsi, lâché, sans alternative immédiate, ni future, menacé par une mort lente, il est prêt à tout, quitte à se retrouver enrôlé par Ghannouchi pour prolonger une carrière politique que même ses parents ne sont plus capables de la lui assurer.
Cependant, s’impose ici à l’esprit la question suivante : quel est l’intérêt d’Ennahdha à s’acoquiner aujourd’hui avec Nidaa Tounes au-delà du fait qu’on est au beau milieu d’une campagne anti-corruption, qui semble d’ailleurs marquer une pause, alors que les deux partis trainent derrière eux d’énormes casseroles?
Contourner les villes permet à une armée d’aller plus vite. C’est la base même de la tactique enseignée dans toutes les écoles de guerre. Pour mieux comprendre la stratégie du contournement d’Ennahdha, maintenant que Nidaa Tounes est à terre, il faut commencer par établir une typologie de ces deux partis qui ont tous les deux connu l’expérience malheureuse de l’exercice du pouvoir. Mais, dans ce cas, quelle variable nous servirait de base de différenciation? Le nombre de leurs membres, le militantisme de leurs adhérents, l’efficacité de leur organisation, la structure du pouvoir et de l’autorité, les objectifs prioritaires qu’ils s’assignent?
La première de ces variables est bien le critère classique du militantisme. Dans ce domaine, Ennahdha a cultivé auprès de ses adhérents la vocation du militant le plus dogmatique qui ne fut jamais, qui consacre tout son temps, toute sa pensée, la totalité de son attention à l’action pour le parti.
La seconde variable de différenciation est dans le mode de prise de décisions au sein du parti islamiste considéré notamment sous angle de la démocratie interne («shûra») ainsi que les objectifs prioritaires qu’Ennahdha se donne pour parvenir à relever le défi des futures échéances électorales. Toutes ces variables nous conduisent à exclure Nidaa Tounes comme un adversaire crédible, encore moins comme un vainqueur plausible.
Appliquées à la réalité au sein de Nidaa Tounes, ces variables traduiraient plutôt la piètre image que les électeurs ont du parti, élément fondamental de toute fidélité. Les choses s’avèrent encore plus problématiques au regard de l’attitude adoptée par les représentants de Nidaa Tounes à l’Assemblée. Chaque initiative prise par Hafedh au nom du parti est accueillie par des manifestations de plus en plus fréquentes, lorsque ce n’est pas carrément par la dissidence et la sécession. Quelque 21 coordinateurs régionaux de Nidaa Tounes se sont déjà élevés contre le communiqué conjoint, émis le dimanche 11 juin 2017, à Sousse.
Le retour forcée au parti unique
Ainsi, du côté d’Ennahdha, un rapprochement avec Nidaa Tounes est toujours ça de pris. Peu importe les plateformes idéologiques insignifiantes qu’implique pareille alliance. La vraie menace pour toute organisation n’est-elle pas confinée au phénomène de l’usure? Usure de l’action, usure du discours, usure des hommes, usure du temps? Aussi, pareille entente entre islamistes et dits modernistes serait, à l’instar de ce qui se passe dans la sphère de la criminalité financière, une technique de blanchiment et de recyclage des liquidités idéologiques des islamistes, leur permettant de prendre une apparence honnête dans le paysage politique, de se mettre au goût du jour, et de reconnaître publiquement leur adhésion aux valeurs collectives de paix universelle et de respect des droits de l’homme qu’impose un monde compliqué. Pour ce faire, ils iraient, s’il le faut, jusqu’au déni en faisant oublier leur vocation fondamentale d’instrument d’instauration de la charia, désormais limitée à une forme islamique de la démocratie courante. Autant d’éléments qui rendent difficile de prouver une irréductibilité de leur part, ou bien une spécificité dogmatique et, partant, de courir le risque de favoriser les mobilisations pour les combattre.
Sommes-nous à la veille de la naissance d’un nouvel ordre dans lequel serait absente toute opposition politique? Or, comme nous le savons, l’opposition constitue un contre-pouvoir: et permet d’éviter que la majorité, une fois parvenue au pouvoir, n’ait la tentation de régenter et gouverner seule et comme elle l’entend. Enfin Nidaa Tounes allié à Ennahdha, nous conduiraient à une démocratie à parti unique.
Donnez votre avis