Et si la passagère «mise au ban» du Qatar, était, en définitive, le prélude à une «mise au pas» de l’Arabie saoudite par la nouvelle administration de Washington ? Décryptage…
Par Roland Lombardi *
Depuis le 5 juin dernier et la crise diplomatique sans précédent qui l’oppose à l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis (EAU), suivis par Bahreïn ainsi que l’Egypte, la Libye, le Yémen mais aussi plusieurs pays africains comme la Mauritanie, les Comores, le Tchad, le Sénégal, le Gabon, le Niger et Djibouti, le Qatar a choisi le rapport de force et la fermeté face à ses adversaires. Plus par orgueil qu’autre chose. Doha se dit capable de surmonter le blocus terrestre et aérien qui lui est imposé. Il est vrai que le petit émirat gazier n’est pas encore totalement asphyxié. Les principaux effets vont bien-sûr se faire ressentir sur les importations, dans le secteur du BTP, qui est approvisionné par voie terrestre, ainsi que sur les biens alimentaires : le Qatar important 40% de ses denrées de l’Arabie Saoudite. Mais surtout, ses exportations de gaz ne sont pas impactées pour l’instant.
L’Iran, la Turquie et la Russie sur les rangs
D’ailleurs, l’Iran a déjà proposé de lui envoyer une aide alimentaire…
Sur le plan militaire, Doha a mis ses forces armées en alerte maximale. La sécurité de l’émir a été renforcée et tous les bâtiments stratégiques ont été placés sous haute protection.
La Turquie, très proche idéologiquement et économiquement du Qatar, et en vertu d’un accord d’assistance mutuelle signé en 2014, a décidé l’envoi de troupes en renfort sur sa base militaire qatarie…
Mais au-delà du sensationnel ambiant des médias et de certains observateurs, un embrasement de la situation et un conflit de moyenne intensité sont peu probables. D’abord, les Saoudiens et les Qataris ne souhaitent pas de conflit ouvert.
D’ailleurs, ils ne sont que très peu doués pour la guerre. Ensuite, de nombreuses chancelleries s’activent pour désamorcer la crise. A commencer par Ankara qui a proposé ses bons offices et, surtout, la Russie dont le ministre des Affaires étrangères, Sergeï Lavrov, a rencontré à Moscou son homologue qatari, Mohammed Bin Abdulrahman Al Thani, le 10 juin dernier (ce qui démontre encore une fois le grand retour de la Russie au Levant(1).
La France aux abonnés absents
Notons au passage, que la France brille encore une fois par son absence et son silence dans cette nouvelle crise moyen-orientale. Pourtant, Paris est à la fois proche de Riyad et de Doha… Mais voilà ce qui arrive lorsque notre diplomatie est tributaire (et paralysée !) du commerce-roi et des belles promesses de contrats commerciaux… Dans cette histoire, la France est un peu comme l’âne de Buridan, symbole du dilemme poussé à l’absurde.
Quoi qu’il en soit, aussi paradoxal que cela puisse paraître, ce sont peut-être les Etats-Unis qui seront la clé d’une résolution de crise. Surtout, s’ils ne veulent pas pousser un peu plus le Qatar dans les bras de la Russie et de l’Iran.
En effet, il faut rappeler que le Qatar abrite la plus grande base aérienne américaine du Moyen-Orient (Al Ubeid). Hautement stratégique pour Washington, celle-ci est également le QG avancé de l’USCentcom… D’ailleurs, dans sa traditionnelle politique imprévisible du «chaud et froid», le président Trump (sûrement «cornaqué» par le Pentagone) a proposé, et ce juste après ses fameux Tweets virulents contre Doha, une rencontre avec l’Emir Tamim. Jusqu’ici, ce dernier refuse encore… Or, tout ceci n’a pas empêché le secrétaire de la Défense, James Mattis, et son homologue qatari Khalid Al-Attiyah, de conclure, le mercredi 14 juin courant, un accord de 12 milliards de dollars pour la vente d’avions de combat F-15 !
Le retour de l’Amérique ?
Le Qatar, on l’a vu, ne peut raisonnablement se couper des Etats-Unis et donc de ses voisins. Cette crise prendra sûrement fin sous le haut patronage américain, lors d’un spectaculaire banquet de la réconciliation comme en ont le secret les riches bédouins du Golfe. Il est alors quasiment inéluctable que le petit émirat rentrera dans le rang et reconsidérera son soutien au Hamas et aux Frères musulmans. Signe des temps, certains dirigeants du Hamas auraient déjà quitté le Qatar ces derniers jours…
Finalement donc, l’initiative de la monarchie saoudienne me paraît, pour l’instant, n’être qu’une posture, une grande opération de communication. L’objectif principal des Saoud serait donc de redorer leur blason et plaire de nouveau à leurs alliés/protecteurs américains, tout en leur redonnant des gages de respectabilité. A moins que, comme je l’ai évoqué plus haut, la nouvelle génération des dirigeants saoudiens souhaite réellement(2), sous la pression américaine bien sûr mais également pour ses seuls intérêts propres, changer de fond en comble de paradigme dans leurs ambitions régionales voire internationales et mettre un terme à son double-jeu bien connu et à sa si nuisible «politique des Frankensteins». Ainsi, de manière optimiste, nous pouvons imaginer que la passagère «mise au ban» du Qatar, illustre peut-être, en définitive, une «mise au pas» de l’Arabie saoudite par la nouvelle administration de Washington. Mais ça, seul l’avenir nous le confirmera…
* Consultant indépendant en géopolitique, associé au groupe d’analyse de JFC Conseil, Roland Lombardi est docteur en histoire et chercheur associé à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (Iremam) de l’Université Aix Marseille. Dernière publication : ‘‘Gaz naturel, la nouvelle donne ?’’ (co-aut., éd. PUF, Paris, 2016).
Notes :
1- Par ailleurs, en dépit de leurs divergences politiques notamment en Syrie, la coopération énergétique, économique et commerciale entre la Russie et le Qatar ne cesse de se développer. Le Qatar a déjà investi près de 2 milliards de dollars dans les activités de l’entreprise russe Novatek, le plus important producteur indépendant de gaz de Russie. Enfin, lors de la privatisation en décembre 2016 du géant public russe du pétrole, Rosnef, l’Etat russe qui possédait 50% de la première entreprise pétrolière mondiale, a cédé près de 20% du capital au fonds d’investissement Glencore ainsi qu’au fonds souverain du Qatar (également majoritaire au sein du fonds Glencore)…
2- A l’instar de l’Egypte et des EAU qui sont à la pointe de la lutte antiterroriste et surtout, contre les Frères musulmans et l’islam politique en général.
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