L’émir du Qatar et le roi d’Arabie saoudite : une haine cordiale.
L’Arabie saoudite, le Qatar et le terrorisme : hypocrisie et double jeu partagés ou le chameau qui se moque de la bosse du dromadaire…
Par Roland Lombardi *
Tout d’abord, il est bon de rappeler que l’Arabie saoudite est le phare du totalitarisme islamiste sunnite. En effet, la monarchie bédouine peut être considérée comme un des Etats les plus autoritaires, les plus obscurantistes et misogynes de la planète.
Par ailleurs, lorsque Riyad accuse Doha de soutenir le terrorisme, cela fait un peu penser au chameau qui se moque de la bosse du dromadaire !
Les deux parrains de l’islam radical
Car, c’est avec leurs pétrodollars, que les Saoud et sa Ligue islamique mondiale ont pu s’offrir des allégeances et des influences, à la fois diplomatiques et religieuses, à travers le monde depuis les années 1970.
Toutefois, il est important de noter qu’objectivement, ces financements ne sont directement pas le fait de l’Etat qatari. Comme pour l’Arabie saoudite d’ailleurs, la plupart du temps, ce sont moins les Etats et leurs gouvernements que des particuliers, des fondations, des organisations ou des princes «indépendants» qui s’attellent à cette funeste besogne.
En Syrie et en Irak enfin, ce sont peut-être les zones où le Qatar et l’Arabie saoudite ont été les plus actifs ces dernières années. En effet, depuis le début de la guerre civile en Syrie, les deux monarchies du Golfe ont mis toute leur énergie pour soutenir l’opposition syrienne majoritairement islamiste.
Ainsi pour résumer et bien comprendre la concurrence que se font Riyad et Doha dans le parrainage de l’islam radical, nous pouvons dire que le Qatar reste le plus grand bailleur de fonds des Frères musulmans au Moyen-Orient et en Europe.
Cette organisation a pourtant la même matrice religieuse et doctrinale commune («salafiyya») mais est aussi le fer de lance de la forme la plus aboutie de l’islam politique. Par ailleurs, elle est favorable aux élections et hostile au pouvoir monarchique des Saoud, trop proche, à son goût, des Etats-Unis (d’où le divorce entre la monarchie et les Frères, réprimés par Nasser en Egypte et qui ont été longtemps protégés par Riyad jusqu’à leur expulsion du sol saoudien dans les années 1990).
Aujourd’hui, la confrérie est considérée comme terroriste dans de nombreux pays (Russie, Egypte et même Arabie saoudite) mais elle a encore paradoxalement pignon sur rue en France (UOIF/CCIF)…
Quant au Royaume saoudien, il soutient et finance encore et toujours le wahhabisme (terminologie strictement occidentale du salafisme) et la plupart des mouvements salafistes à travers le monde…
La «rupture»
Le lundi 5 juin 2017, l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis (EAU) suivi par Bahreïn, satellite de Riyad, ainsi que l’Egypte, dépendante des financements du Golfe, ont donc rompu leurs relations diplomatiques avec le Qatar. Une série de mesures a été prise à l’encontre du petit émirat (exclusion de l’opération «Tempête décisive» au Yémen, expulsion des citoyens et diplomates qataris, fermeture des frontières terrestres, aériennes et maritimes avec l’émirat, coupure de tout accès aux médias liés à Doha, notamment Al-Jazeera et BeIN Sports…).
La plus grande monarchie du Golfe, meneuse de la fronde, accuse le Qatar de favoriser des groupes terroristes semant le trouble au Moyen-Orient. Mais au-delà de cette raison officielle, il faut rechercher d’autres raisons liées au contexte régional actuel.
Certes, il s’agit sûrement de la plus grave crise frappant le Conseil de coopération du Golfe (CCG : Arabie saoudite, Bahreïn, Emirats arabes unis, Koweït, Oman, Qatar), depuis sa création en 1981. Cependant, ce n’est pas le premier accrochage entre le Qatar et ses voisins. En 2014, Abou Dhabi, Riyad et Manama avaient retiré leurs ambassadeurs pendant huit mois de Doha, en signe de protestation contre les critiques d’Al-Jazeera, la chaîne satellite du Qatar, à l’encontre d’Abdel Fattah Al-Sissi, le président égyptien, auteur du coup d’Etat qui avait mené la chute de l’islamiste Mohamed Morsi.
Pour autant, l’initiative saoudienne est une surprise, puisque ces derniers temps les relations paraissaient plutôt bonnes entre Riyad et Doha. Le roi Salmane avait d’ailleurs fait une visite triomphale dans la capitale qatarie en décembre dernier et le prince Tamim, l’Emir du Qatar, se rendait régulièrement en Arabie.
D’autant que, comme je l’ai écrit à plusieurs reprises ces derniers mois, le petit Qatar, face aux récents échecs de son interventionnisme, aux limites de son «soft power» et réalisant qu’il n’avait pas les épaules pour jouer les grands dans la géopolitique régionale, avait fait «le ménage» parmi certains «donateurs» qataris peu scrupuleux et s’était fait beaucoup plus discret et prudent sur la scène internationale.
De fait, Doha s’était finalement peu à peu retirée du jeu, n’aspirant plus qu’à redorer son blason auprès des Occidentaux et préparer tranquillement sa Coupe du monde de football de 2022 pour laquelle les dépenses sont faramineuses.
C’est la raison pour laquelle, on pourrait voir dans cette mise au ban du Qatar, une tentative opportune de l’Arabie Saoudite, en confiance depuis la dernière visite du président Trump, de mater ce petit émirat gazier. Trop ambitieux et trop autonome sur la scène diplomatique internationale vis-à-vis de son éminent voisin, le Qatar avait une fâcheuse tendance à jouer une partition personnelle, indépendante et souvent en opposition à celle adoptée par les autres monarchies du Golfe (par exemple, Doha fut l’une des rares capitales arabes à accueillir une antenne diplomatique israélienne).
En définitive, le petit Qatar paie en quelque sorte son soutien aux Printemps arabes qui avaient secoué plusieurs Etats du Maghreb et du Proche Orient à partir de décembre 2010.
En effet, Doha avait profité de ces événements pour faire avancer ses intérêts en appuyant et en relayant (Al-Jazeera) les mouvements populaires qui tentaient de renverser les régimes autoritaires en place. Ainsi, en aidant de manière directe ou indirecte les Frères musulmans dans leurs percées politiques en Tunisie, en Libye et en Egypte, le Qatar avait alors fortement contrarié l’Arabie Saoudite et les EAU qui avaient noué des liens étroits avec les anciennes autocraties et craignaient, par ailleurs et par dessus tout, une propagation de la contestation à leurs pays.
L’Iran et l’axe chiite : vraiment en ligne de mire ?
Certes, les relations entre le Qatar et l’Iran, considéré par Riyad comme l’ennemi absolu, se sont réchauffées et normalisées depuis quelques temps. Le Qatar partageant avec l’Iran des intérêts stratégiques, notamment un gisement gazier offshore, les deux Etats sont obligés de s’entendre et de toute évidence, cette situation agace fortement l’Arabie saoudite.
Pour autant, ce n’est peut-être pas, là encore, le facteur principal de la crise entre le Qatar et ses voisins.
Assurément, ce sont moins les responsables saoudiens que les Etats-Unis qui essaient de reprendre la main dans la région. Et certainement, l’influence de Washington dans la nouvelle position de l’Arabie saoudite et de ses alliés y est sûrement pour beaucoup. La dernière visite à Riyad du président américain Donald Trump a évidemment précipité la décision de Riyad et, incontestablement, rien n’aurait pu se faire sans l’aval américain.
Critiqué au sein même de la Ligue arabe et de l’OPEP, et de plus en plus décrié dans les opinions publiques du monde arabe, le royaume saoudien est par ailleurs isolé diplomatiquement et toujours menacé par Daech. Avec de fortes tensions politiques internes ainsi qu’une rente et des réserves pétrolières beaucoup plus modestes que par le passé, les Saoud n’ont plus les moyens de leurs ambitions.
Depuis 2014, Riyad fait partie de la coalition internationale anti-EI conduite par les Etats-Unis. Fin 2015, elle a même mis sur pied sa propre coalition islamique contre le terrorisme. Ainsi, le roi, Mohammed ben Nayef, «l’homme fort du royaume», mais surtout son fils, Mohammed Ben Salmane (qui vient d’être nommé prince héritier) ont déjà fait le choix de mettre toute leur énergie dans la lutte anti-terroriste et ce, afin notamment de revenir en odeur de sainteté auprès de Washington et de son nouveau président depuis janvier 2017. Mais ils le font d’abord pour leurs intérêts propres afin tout simplement de protéger leur pouvoir et assurer la survie du royaume. Outre le retour au bercail des centaines de citoyens les plus radicaux qu’ils avaient envoyés sur tous les théâtres de conflits de la région, le véritable danger pour eux, est le millier de princes puissants et influents du royaume dont certains financeraient encore des organisations islamistes et qui souhaitent par dessus tout les déstabiliser sinon plus…
Et c’est vrai, que depuis le 11 septembre 2001, Riyad avait déjà revu grandement ses soutiens à certains groupes douteux et ce sont moins ces éventuelles aides financières que son prosélytisme salafiste que les Occidentaux reprochent aujourd’hui au royaume…
De plus, les médias occidentaux en ont peu parlé, l’Etat saoudien a entrepris, depuis quelques mois mais surtout depuis quelques semaines, avant même la venue du président américain, un certain nombre d’arrestations et une sorte d’«opération mains propres» dans les milieux les plus radicaux. Des fatwas ont même été récemment émises par les autorités religieuses condamnant le «jihad de l’épée» et privilégiant le salafisme quiétiste (certes, pour l’instant, limitées exclusivement au seul territoire saoudien …).
Trump a forcé les Saoudiens à combattre véritablement le jihadisme.
A présent, Riyad peut se réjouir de la récente visite du Président Trump. L’Arabie saoudite peut dorénavant appréhender comme une bouffée d’air frais ce «retour» en bonne grâce auprès de ses protecteurs historiques.
En effet, Trump mais surtout ses conseillers et son entourage (qui sont réellement à la manœuvre et sont peut-être les meilleurs spécialistes américains de la région depuis des décennies), ont estimé, par réalisme et pragmatisme, que le royaume saoudien, malgré sa relative faiblesse conjoncturelle valait la peine d’être de nouveau reconsidéré (ce qui a, en outre, l’avantage de mettre Téhéran sous pression). A leurs yeux, les Saoud tiennent encore d’une main de fer leur pays (qui rappelons-le abrite les lieux saints de l’islam) et peuvent donc retrouver une certaine influence et un relatif leadership mais sous certaines conditions…
Au-delà des 400 milliards de dollars de contrats signés, que cela nous plaise ou non, le discours de Donald Trump au sommet de Riyad, le 21 mai dernier, fut sans précédent et finalement un succès. Car, même si lors de son annonce, Donald Trump, a exhorté la communauté internationale à isoler l’Iran (qui, j’en suis convaincu, n’est pour moi qu’un élément de langage diplomatique visant simplement à rassurer l’Arabie Saoudite et Israël(1)), il a surtout appelé les pays musulmans à agir de manière déterminante contre le terrorisme, le financement de l’islamisme radical et surtout, l’extrémisme religieux. Le message est passé. Et qui sait, c’est peut-être, une fois n’est pas coutume dans la complexité des relations internationales, la raison la plus simple et la plus évidente qui expliquerait l’origine de la crise.
Car, il est certain qu’en coulisse, la nouvelle administration de Washington, et en dépit de la pression de certains lobbies encore vivaces, doit certainement mettre une pression inédite sur cette question afin de forcer les Saoudiens à combattre enfin et véritablement, et de manière beaucoup plus sincère et efficace, le jihadisme et «les idéologies radicales» (dixit le conseiller à la sécurité nationale McMaster).
* Consultant indépendant en géopolitique, analyste associé au groupe d’analyse de JFC Conseil. Docteur en Histoire et chercheur associé à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (Iremam) de l’Université Aix Marseille. Dernière publication : ‘‘Gaz naturel, la nouvelle donne ?’’ (co-aut., éd. PUF, 2016).
Note :
1- Soyons sérieux. En dépit, des « Tweets » incendiaires et des déclarations hostiles au sujet de l’Iran du candidat puis du Président Trump, celui-ci ne pourra pas (ni ne le voudra réellement) tenir ses engagements, notamment sur une éventuelle abrogation de l’accord sur le nucléaire iranien signé en juillet 2015. D’abord, car il s’agit d’un accord multilatéral et les Etats-Unis ne peuvent pas l’annuler au nom de la Russie, de la Chine, et de l’UE. Ensuite, et Tillerson, Mattis et McMaster le savent très bien, l’Iran, nation plurimillénaire et Etat phare du chiisme est (re)devenu incontournable dans tout règlement sérieux des crises régionales (n’oublions pas la collaboration américano-iranienne, certes discrète mais concrète, depuis des années, en Irak et en Afghanistan…). Enfin, il est peu probable que les grandes firmes américaines déjà très présentes à Téhéran, comme d’ailleurs l’ancien businessman Trump, laissent s’échapper les nombreuses opportunités que représente l’immense marché iranien…
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