Dans cette 1ère partie de l’entretien à l’hebdomadaire américain ‘‘Time’’, Youssef Chahed passe en revue les relations Tunisie-Etats-Unis, la lutte anti-terrorisme, la Libye…
Entretien conduit par Ian Bremmer
‘‘Time’’: L’administration Trump envisage de réduire de manière drastique les budgets d’aide étrangère, et la Tunisie serait parmi les pays plus concernés par ces baisses. Etes-vous parvenu à convaincre la Maison Blanche que cela était une mauvaise idée?
Youssef Chahed: Cette réduction de l’aide étrangère américaine ne vise pas la Tunisie et, d’après ce que j’ai compris, il s’agit d’une baisse générale. Cependant, j’ai essayé d’expliquer à nos amis aux Etats-Unis que la Tunisie se trouve à la première ligne de la lutte anti-terrorisme et le combat contre l’organisation terroriste de l’Etat islamique (EI, Daêch). Détruire l’EI est également une priorité première de l’administration Trump – nous avons réalisé des succès au dépens de ces groupes et toute interruption de cette entreprise risque d’envoyer le mauvais message aux terroristes. Cela fera porter, également, à la Tunisie un fardeau dont elle se passerait bien. La Tunisie est confrontée à une menace double – une menace de l’EI en Libye (nous avons avec ce pays voisin une frontière commune longue de 500 kilomètres) et aussi une menace de groupes affiliés à Al-Qaïda, sur notre frontière avec l’Algérie. Toute forme de réduction de financements rendra les choses difficiles, surtout que, actuellement, nous sommes en train de gagner cette guerre et que nous ne souhaitons pas s’arrêter à mi-parcours. Nous devons poursuivre ce bon travail. Nous n’avons subi aucune attaque terroriste importante en Tunisie durant les deux dernières années. Oui, la raison en est que nous avons doublé les budgets de nos équipements sécuritaires et militaires et également grâce à la coopération internationale et l’assistance des Etats-Unis qui ont fourni aux forces de sécurité tunisiennes les équipements et la formation dont elles avaient besoin et grâce aussi à l’amélioration de nos capacités anti-terroristes. Donc, cette étape du combat est cruciale et je souhaite que les Etats-Unis continueront d’aider la Tunisie à mener cette lutte contre le terrorisme.
Vous avez rencontré le secrétaire à la Défense James Mattis, qui soutient publiquement tous les messages que vous venez d’évoquer, mais vous avez eu aussi un entretien avec le secrétaire au Trésor Steven Mnuchin, qui, disons-le, a une perception différente des choses. Avez-vous senti cette différence?
J’ai le sentiment que la première priorité de l’administration américaine demeure cette guerre contre le terrorisme (et notamment celle contre l’EI) et, pour être honnête avec vous, nous sommes heureux qu’il en soit ainsi, car il se trouve que c’est également le premier intérêt de notre gouvernement. Notre point de départ est ce que l’on appelle l’Accord de Carthage, c’est-à-dire un accord signé par plusieurs partis politiques tunisiens, un document qui a fixé pour notre gouvernement une mission claire et cinq objectifs bien précis –et le but premier de notre mandat est cette lutte contre le terrorisme. Ainsi, je suis heureux de constater que les Etats-Unis et la Tunisie partagent ces priorités premières et que nous pouvons expliquer que la Tunisie est en train de jouer un rôle vital dans cette guerre, une guerre dans laquelle les Etats-Unis ont besoin d’un partenaire stratégique sur lequel ils peuvent compter. La Tunisie a déjà donné la preuve qu’elle est bien ce partenaire.
Chahed reçu au Pentagone par James Mattis.
L’Arabie saoudite et ses alliés se trouvent enlisés dans un conflit apparemment insoluble avec le Qatar. Ces deux dernières années, le Qatar a raisonnablement soutenu la Tunisie, en partie en raison du soutien du parti islamiste d’Ennahdha. Comment la Tunisie se situe-t-elle dans tout cela? Vous sentez-vous comme un pion entre les deux parties?
Nous entretenons de bonnes relations avec le Qatar et l’Arabie saoudite – et tous les autres pays, d’une manière générale. Du point de vue diplomatique, nous œuvrons à ce que la Tunisie soit neutre, et c’est pour cette raison qu’aujourd’hui nous sommes capables de jouer un rôle dans la résolution des conflits qui secouent le monde arabe – nous gardons de bonnes relations diplomatiques et nous ne nous mêlons pas du conflit. La Tunisie est prête à jouer n’importe quel rôle, si on le lui demande.
A mesure que la pression monte, les exigences saoudiennes contre le Qatar semblent, dans une certaine mesure, excessives. La Turquie a dépêché des troupes. Où est-ce que tout cela peut mener?
Je pense que notre monde n’a pas besoin d’autres conflits qui feraient dévier l’attention de la lutte que mènent certains pays contre le terrorisme. Tous ces pays musulmans, tous ces pays arabes, ont subi les attaques des groupes terroristes –et ils ont vraiment besoin de se concentrer sur cette question. Et avec la pression sur l’EI, il semble qu’ils sont en train d’établir une nouvelle base en Libye pour mener des opérations terroristes en Afrique du nord et en Europe. Je pense qu’il s’agit là de la menace principale pour la région. De plus, un commandant en Afrique a récemment déclaré que l’instabilité en Afrique du nord et la présence de l’EI en Libye représentent des menaces à court terme pour les Etats-Unis et pour les intérêts américains dans la région.
Cette division a également des implications en Libye –avec le Qatar, qui soutient le gouvernement reconnu par les Nations unies, et les EAU qui appuient les forces rebelles du général Khalifa Haftar. Pensez-vous que ces parties sont prêtes à être constructives ou pas encore?
Pour nous, la Libye est un pays vital, où une solution pacifique doit vraiment être trouvée. Le président Béji Caïd Essebsi a lancé une initiative, il y a quelques semaines, des pays voisins de la Libye –l’Egypte, la Tunisie et l’Algérie– puisque nous sommes en première ligne. L’idée consiste à tenter de convaincre les différentes parties prenantes de s’asseoir autour de la table des négociations pour trouver une solution à cette crise, et nous avons besoin de cette solution au plus vite, car la poursuite de la crise en Libye contribuera à la montée de l’extrémisme –et il s’agit d’une zone où l’on trouve des armes, du pétrole et des milices et qui peut être un réel danger pour l’Afrique du nord, l’Europe et les intérêts des Etats-Unis dans la région.
La Tunisie a subi trois attaques terroristes en 2015, et la logistique de ces attaques a été organisée en Libye. En 2016, une nouvelle fois, nous avons été attaqués par l’EI, et cette attaque, ou ce que nous appelons la bataille de Ben Guerdane, dans le sud tunisien, a été un tournant dans notre guerre contre Daêch car, là, nous avons battu l’EI pour la première fois. Grâce à la bonne préparation des forces tunisiennes et à la coopération avec les Etats-Unis, en 48 heures, nos forces de sécurité ont remporté cette bataille.
La Libye n’est pas une préoccupation pour nous du point de vue sécuritaire uniquement. Pour nous, elle représente aussi intérêt économique –la région sud de la Tunisie avait pour habitude de beaucoup commercer avec la Libye.
Ainsi que l’on a essayé de l’expliquer à nos amis américains, nous sommes en bonne position pour jouer un rôle en Libye, étant donné que nous entretenons de bonnes relations avec tous les partis politiques, grâce à la récente initiative du président Caïd Essebsi. Sur cette base, et avec l’engagement des Etats-Unis et de l’Union européenne, nous pouvons parvenir à une solution.
Entretien traduit de l’anglais par Marwan Chahla
Source : ‘‘Time’’.
A suivre: Deuxième partie : «La Tunisie a payé un prix pour la démocratie»
Donnez votre avis