La démission, contrainte, du ministre Abdelkefi pose le problème récurrent de l’éthique politique dans un pays qui se targue de lutter contre la corruption et ses dérivés.
Par Asef Ben Ammar *
Fadhel Abdelkefi ? Plein de questions sans réponses et pleins de non-dits au sujet de sa démission et ses démêlés avec la justice. Les détails et les allégations s’accumulent pour mettre en question l’intégrité de ce ministre, censé être le premier rempart anticorruption, antifraude et anticollision en Tunisie.
C’est gravissime et très inquiétant de lire ce qui se publie et se dit dans les réseaux 2.0 au sujet de ce ministre, qui trône avec les pleins pouvoirs, depuis des longs mois sur les deux ministères les plus prestigieux et les plus stratégiques à savoir : le Développement économique, l’Investissement et la Coopération internationale, et, par intérim, celui des Finances.
Le ministre Abdelkefi devrait donner l’exemple en matière de rigueur dans la gestion, de probité dans l’action, de leadership dans l’abnégation. Au lieu d’adhérer aux préceptes de l’exemplarité en politique, ce ministre aurait, selon les médias, choisi dans sa carrière présente d’être le contre-exemple, en se permettant plusieurs écueils et de «grands écarts» indignes des fonctions ministérielles conférées par la Constitution de la Tunisie démocratique.
Au moins, trois allégations graves pèsent de tout leur fardeau sur la probité et la trajectoire de ce ministre pivot en matière de relance économique et d’optimisation des finances publiques.
Avec tout ce qui se dit et se documente par les médias (de vrai et de faux), plusieurs observateurs se demandent encore comment ce ministre s’est rendu là où il s’est rendu, et qui sont les véritables institutions et les lobbys qui l’ont nominé pour être ministre sans vérification d’antécédents.
Que savons-nous et quelles leçons retenir de ces allégations pour les institutions et pour l’exemplarité des ministres et hauts décideurs en Tunisie?
1- Transfert d’argent illégal, selon la Banque centrale, la Douane et la Justice?
Les médias s’accordent à dire que le ministre Abdelkefi a, quand il était dans le secteur privé (en 2014), transféré illégalement une grosse somme d’argent, ce qui a inquiété la Banque centrale, l’amenant à le signaler aux services douaniers. Ces derniers ont transmis le dossier à la justice. Les juges ayant traité du dossier de ce ministre ne font que confirmer les allégations et rumeurs à ce sujet!
Des pratiques d’optimisation fiscale, de comptabilité créative… ou des erreurs de jeunesse, on ne le sait pas encore? Et comme trop ce n’est pas assez, le ministre ne présente pas des excuses publiques et aucun mea culpa aux Tunisiens; il démissionne de façon plutôt cavalière, niant en bloc les «faits» et occultant leurs ramifications et éventuelles illégalités.
La nature n’aime pas le vide, et il n’en fallait pas plus! Les rumeurs n’attendent que cela pour attribuer au ministre des vertes et pas mûres. Cela peut se comprendre, en partant du principe que nul n’est censé ignorer la loi, et nul n’est au-dessus de la loi.
Des procès-verbaux d’infractions, des jugements (prisons et amendes) sont rendus publics incriminant ce ministre, à qui Chahed a confié les yeux fermés toutes les clefs et manettes de commande des finances publiques, de l’investissement, du développement économique et de la coopération internationale (excusez du peu !).
C’est simplement impensable et impardonnable si les allégations étaient avérées. Les juges semblent détenir les preuves, et la justice suivra son cours! Mais, indépendamment des procès et des verdicts à venir au sujet des démêlées de ce ministre avec la justice, qui pourrait l’innocenter, on ne peut fermer les yeux sur certains faits suspicieux qui s’ajoutent quand on parle de ce ministre.
2 – Informations privilégiées, collusions ou délits d’initiés
La deuxième allégation portée par I Wach et d’autres journalistes est d’ordre éthique, principalement liée à des apparences de conflits d’intérêts, dans le cadre de dossiers de finances mixant fonds publics et fonds privés impliquant le ministre et son propre père. Ce dernier agissait comme consultant, conseiller et membre de plusieurs conseils d’administration décisionnels relativement à des dossiers sensibles pour les finances publiques, les politiques monétaires et la spéculation sur des actifs publics (banques, assurances, etc.).
Plusieurs Ong tunisiennes ont attiré l’attention sur les liens suspicieux et peu éthiques impliquant des décisions de financements et actions validées par des conseils d’administration et des institutions d’investissement mettant en lien direct Ahmed Abdelkefi, l’homme d’affaires (père) et Fadhel Abdelkefi, le ministre (fils).
Le mélange de genres est frappant dans ces apparences de conflits d’intérêts associant directement les Abdelkefi, père et fils! Plusieurs rumeurs circulaient depuis des mois, et il aurait fallu que le ministre et le chef du gouvernement clarifient les enjeux et soupçons de tels conflits d’intérêts. Le tout pour faire taire les rumeurs, éviter les grands écarts et leurs «déchirures musculaires» dans le corpus de la confiance liant le citoyen et à son gouvernement… et dans ses institutions.
Le chef du gouvernement assume une responsabilité indéniable à ce sujet. Le silence au sujet des enjeux éthiques, en pleine campagne de lutte à la corruption et de collusion est lourd de conséquences.
On imagine que le père et le fils partagent encore des actifs et portefeuilles d’actions communs… Et c’est bien cela qui pose problème, surtout quand le ministère n’a fait aucune déclaration de patrimoine transparente et accessible sur internet avant son accession aux fonctions ministérielles.
L’opinion publique est simplement abasourdie. Pour les citoyens déçus et issus de la Tunisie profonde, de Kasserine, au Kamour et passant par Kébili, le «poisson pourrit par la tête»! Un de ces mécontents commentait l’affaire sur sa page Facebook en disant «en politique, comme en génétique, les chiens ne font pas des chats!». Pour un autre, «le loup est dans la bergerie».
Les apparences de conflits d’intérêts impliquant le ministre (et son père) ont suscité plusieurs interrogations de la part des médias et des observateurs politiques, sans que le ministre ou son père (qui était, par ailleurs, membre du conseil d’administration de la Banque centrale) réagissent suffisamment tôt pour clarifier leur implication ou baliser leur proximité relativement à la gestion de certaines affaires financières impliquant des actifs et intérêts publics.
Cela nous rappelle la présence d’un des Trabelsi dans le conseil d’administration de la Banque centrale, pour mieux guetter les bonnes affaires et influencer les décisions, bien à l’amont de leur genèse.
Dans le cas du ministre Abdelkefi, nous avons l’impression qu’il continue de brasser des affaires en bourse, tout en étant ministre du Budget et des Investissements. C’est bien la métaphore de la porte tournante, ou porte-tambour, on sort et on rentre à volonté passant des dossiers publics aux dossiers privés, juste par cette porte magique.
Tout le monde s’attendait à des clarifications et des balises éthiques pour le gouvernement Chahed. Le tout pour éviter la rumeur dévastatrice et tout ce qui peut paraître comme collusion, information privilégiée (entre père et fils), délit d’initiés, comme affaires impliquant des portefeuilles privés avec de l’argent public, le tout encadré directement par le ministre (STAR, SICAV, privatisation d’actifs, la liste est longue…).
3- Déficit en probité, modicité de résultats
En acceptant la démission de Abdelkefi, Chahed, le chef du gouvernement, a défendu la «compétence» de son ministre, sans argumenter ni démontrer les résultats de ces compétences.
Il faut aller voir les deux derniers rapports du FMI (novembre 2016 et aout 2017) pour constater les (in)compétences et les «résultats» accomplis par le ministre Abdelkefi. Les deux rapports rappellent que tous les indicateurs macroéconomiques sont au rouge et si rien n’est fait l’économie tunisienne s’enfoncera encore et encore. Au lieu de baisser, le taux de chômage augmente, l’inflation explose, la croissance est à plat et le dinar fond comme neige au soleil!
Les agences de notation dégradent toujours un peu plus la fiabilité des finances publiques de la Tunisie. Elles donnaient l’impression que les loups sont dans la bergerie, et bien présents dans les enceintes ministérielles.
Depuis que M. Abdelkefi cumulait les deux fonctions ministérielles (6 mois ou presque) le dinar a perdu plus de 20% de sa valeur face aux devises, alors que les Abdelkefi, père et fils, sont présents dans les rouages décisionnels de la Banque centrale de Tunisie, sous la gouverne bien «accommodante» du gouverneur actuel, Chedly Ayari (84 ans).
Pour les spécialistes en économie, les politiques économiques menées sous l’inspiration de M. Abdelkefi ont été principalement des politiques monétaires (hausse du taux directeur, dévaluation du dinar, rigueur monétaire, pompage des liquidités, privatisation, etc.), balayant du revers de la main les actions fiscales (transparence, réformes majeures, optimisation des ressources, rationalisation des dépenses, austérité, etc.).
On peut se demander pourquoi une telle prévalence des politiques monétaires au détriment des politiques fiscales et des réformes maintes fois annoncées, mais toujours reportées!
Et en attendant davantage d’information gouvernementale et d’investigation crédible, l’opinion publique ne peut que se questionner sur les connivences liant le ministère Abdelkefi aux intérêts de son père et en lien avec certains lobbys d’affaires suffisamment forts pour imposer des hommes dans les ministères clefs en Tunisie post-2011.
Pour finir cette chronique, je ne peux m’empêcher de citer un commentaire adressé par un internaute au chef du gouvernement, lui rappelant que pour balayer les escaliers d’un édifice infesté par la corruption, le bon sens veut qu’en se doive de balayer les détritus du haut vers le bas et pas l’inverse!
* Ph.D., analyste en économie politique.
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