Des ingénieurs tunisiens ont imaginé un pont au dessus de la Méditerranée d’une longueur de 130 km entre la ville côtière tunisienne d’El Haouaria à la Sicile.
Par Yassine Essid
S’il existait bien une communauté qui n’est pas touchée par l’incertitude mais plutôt rongée par la passion d’entreprendre et réussir les paris les plus fous, c’est bien celle des ingénieurs. Ses membres regrettent souvent de ne pouvoir disposer que d’une seule vie pour voir se concrétiser leurs rêves de bâtisseurs de monuments grandioses, d’entrepreneurs de l’impossible. Or, ils se retrouvent égarés dans un pays où toute innovation est perçue comme une provocation, ne suscite aucune reconnaissance, ne fonde aucune réputation personnelle. C’est que leur seul tort est cette volonté persistante qui les anime de répondre aux impératifs professionnels de leur vocation première.
On ne rappellera jamais assez qu’on doit tout à ces architectes anonymes qui, depuis la nuit des temps, bravent les dangers, cassent les montagnes, creusent les canaux, domptent les fleuves, élèvent des digues et des ponts, améliorent les chemins, tracent des autoroutes, développent les transports, favorisent les communications, dans l’unique but de rendre moins pénible l’existence des populations, et résoudre, non sans un souci de rentabilité économique, des problèmes vitaux: rapprocher les hommes et moderniser la société.
D’ailleurs, n’est-ce pas pour cette raison que leur domaine d’expertise, grâce aux méthodes et aux processus utilisés pour mettre la science au service de la technologie, est le seul à relever de ce qu’on appelle le «génie», qu’il soit civil ou militaire?
Façonner autrement le futur de la Méditerranée
Définitivement persuadés, tout en étant profondément soulagés, par le verdict sans appel de leurs collègues géophysiciens quant à l’idée quasi-hérétique d’une dérive des continents poussée par des forces sous-jacentes et qui aurait réuni en une masse continentale unique l’Europe et l’Afrique, l’Ordre des ingénieurs tunisiens (ONT), épaulé par l’Ecole nationale des ingénieurs de Tunis (Enit) ainsi que l’École nationale d’architecture et d’urbanisme de Tunis (Enaut), avaient trouvé là une percée inespérée de faire preuve d’imagination à l’égard du monde physique pour façonner autrement le futur de la Méditerranée.
Il suffirait simplement, disaient-ils, de jeter par-dessus la mer un pont d’une longueur de 130 km construit en 4 tronçons de 30 km, reliés par des îles artificielles autonomes en énergies renouvelables, raccordant la ville côtière tunisienne d’El Haouaria à la Sicile. Un véritable modèle de savoir, de compétences, d’innovation, de prouesses héroïques, qui feront basculer le Maghreb et l’Europe dans une dimension insoupçonnable et insoupçonnée.
Au-delà des inévitables difficultés techniques, un tel projet ne manque pas, cependant, de soulever certaines questions d’ordre politique, économique et social.
Au moment même où Donald Trump se lance dans la construction d’un mur séparant son pays du Mexique, si possible au frais des Mexicains; que certains partis européens appellent à la révision des accords de libre circulation, dits de Schengen, nos congrégations savantes, l’esprit plutôt tourné vers l’utopie que vers le sens des réalités, envisagent de rapprocher les peuples, faciliter le déplacement des hommes et des biens en substituant, à l’idée de la mobilité continentale d’une tectonique des plaques, une infrastructure, certes grandiose, mais qui demeure, à leurs yeux, à la portée de l’humain.
Les arrière petits-enfants d’Hannibal à l’assaut de Rome
A l’adresse des esprits chagrins, qui ne s’appliquent qu’à relever les défauts, pour avoir le plaisir de critiquer, et qui doutent de l’ingéniosité de nos entrepreneurs, rappelons que le pays qui donna au monde Hannibal ne peut renoncer à construire un pont comme un défi à l’isolement où nous maintiennent les puissances occidentales.
N’avait-il pas vaincu les Alpes, cette inexpugnable barrière qui protégeait l’Italie à la manière d’un rempart, «interdite aux mortels», comme le dit le sénateur Romain Silius italicus? Parti en 218 de Carthagène en Espagne, Hannibal passe les Pyrénées, franchit le Rhône et, défiant les pentes escarpées, les rivières trop rapides, les ravins profonds, traverse les Alpes pour aller infliger à Rome, sa rivale, de sanglantes défaites.
Alors, enjamber 2000 ans plus tard la Méditerranée grâce à un pont de 135 km, n’est vraiment rien à côté des performances du général carthaginois. Ce n’est pas, dirions-nous, la mer à boire…
Sur les pas de Hannibal le Carthaginois…
Cependant, un tel parallèle n’est pas toujours fondé. Il n’est pas en effet aisé de juger sereinement pareille victoire sur une fracture de la croûte terrestre, toujours à l’œuvre, qui a été dévastatrice sur l’union des peuples de la terre et se mesure en millions d’années.
Cependant, ce projet ne manque pas d’audace même si le poids des investissements, 100 milliards de dollars de budget prévisionnel, une bagatelle, ôte aux mots tout leur sens.
Par ailleurs, la Méditerranée est une mer capricieuse aux humeurs aussi fortes que subites, et le pont se doit d’être porté par des fondations d’une solidité extrême, suffisamment puissantes pour résister à une mer assez fréquemment tourmentée.
Un pont est toujours un élément géographique important, qui ne relève pas seulement de la géographie de la circulation mais doit être pris comme facteur essentiel de la géographie de peuplement. Cessant alors d’être un obstacle naturel, la Méditerranée sera bientôt vaincue par un pont solide et permanent sur lequel la circulation sécurisée reprendra tous ses droits. On aura au moins ainsi mis fin aux drames qu’endurent des milliers de migrants désespérés de même qu’on n’entendra plus parler de naufrages de ces embarcations de fortune surchargées, venues d’Afrique et d’Orient.
Un passage au-dessus du vide
Puisque rien n’interdit de faire de beaux rêves, laissons-nous portés par les flots de nos anticipations. Imaginons ce moment inoubliable où l’Europe et l’Afrique ne feront plus qu’un seul continent.
Les travaux achevés, la Méditerranée aura alors cessé de séparer. A la jonction des deux tronçons de cet ouvrage suspendu, le président tunisien, probablement Béji Caïd Essebsi, qui sera alors à mi mandat de sa seconde présidence, et le président du Conseil italien, célébreraient ensemble l’ouvrage et rappelleront au monde combien l’événement est important pour les relations euro-africaines.
Relevant d’une stratégie de paix, sa construction viendrait renouer les liens continentaux, ressusciter d’anciennes connexions entre terres éloignées. Elle réalise le rapprochement entre deux vieux continents longtemps séparés, antagonistes, aux économies devenues largement disproportionnées. Elle montre enfin, qu’en dépit d’une histoire tourmentée, l’entente et la coopération les plus étroites sont désormais à portée de main.
En attendant que se réalisent la paix et la fraternité perpétuelles, l’Europe se ferme et se fracture, les contrôles se multiplient aux frontières; les accès sont bouclés, les visas accordés au compte-gouttes, la politique de sécurité s’étend à des domaines allant des déséquilibres sociaux, aux violences intégristes et aux trafics en tous genre qui font partie des nouveaux risques et qui ont des effets transnationaux allant croissant. Enfin, un pont qui atterrit sur les côtes siciliennes, serait une voie idéale pour matérialiser le plus grand fantasme d’Al-Baghdadi, le chef de l’Etat islamique : islamiser l’Europe en commençant le jihâd vers l’Italie du sud, jadis province de l’Emirat des Aghlabides. D’ailleurs, le départ d’Assad Ibn Al-Furât s’était effectué de Sousse, le 14 juin 827, d’où 100 cavaliers et 10.000 fantassins cinglèrent vers la Sicile.
On croit souvent avoir tout réglé en invoquant, pour justifier l’opportunité d’un projet hâtif et futuriste et qui se réajuste difficilement à la mesure humaine, les éternels poncifs du rapprochement des peuples, l’encouragement de la paix, la solidarité dans le monde, la consécration de la tolérance et du dialogue, la communauté de valeurs, de démocraties et de droits de l’homme, l’exhortation à la sauvegarde de la planète et au développement durable, ou la promotion d’une politique de grands travaux qui constituerait l’ébauche d’une relance de l’économie régionale.
Autant d’expressions figées et de formules toutes faites qui, par les temps qui courent, les rapproche de la magie. Or, la géographie des conflits dans le monde vient nous rappeler combien difficiles sont devenues les relations qu’entretiennent parfois entre eux les Etats d’une même région, les tensions internationales, la résurgence de querelles anciennes, les profondes rivalités pour le contrôle des marchés et des richesses.
Jeter un pont sur tout cela ne serait alors qu’un passage au-dessus du vide.
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