Palais du Gouvernement à la Kasbah.
Le budget de l’Etat, en Tunisie, continuera de ployer sous le poids de l’incapacité collective à doter les ambitions qu’on affiche de moyens de financement adéquats.
Par Yassine Essid
En Tunisie, le débat politique, jusqu’ici confiné entre gouvernement, parlementaires et partenaires sociaux, tourne principalement autour du budget de l’Etat 2018 qui détermine les ressources et les charges de l’Etat, les moyens de l’équilibre financier et, compte tenu des prévisions de recettes, fixe les objectifs de l’action publique. Or, ses prémices ne manquent pas de jeter dans une préoccupation profonde une population particulièrement attentive à un instrument de gestion, jusque-là marqué par la routine et l’approche statistique, devenu avec le temps une inexorable loi qui fonde la dégradation de ses conditions de vie et par suite, interpelle et inquiète le plus commun des mortels.
Les lâchetés des élites et des gestionnaires retors
En effet, peu importe que le budget de l’Etat soit prévu en excédent, en équilibre ou en déficit, car il n’est, après tout, pour le contribuable honnête, voire naïf, qui s’acquitte par consentement citoyen de son devoir fiscal, qu’un accessoire à la loi de finances qui, en revanche, annonce, en termes moins abscons, les ponctions et les impositions futures auxquelles sera assujetti tout citoyen. Celles-ci se résument à une série d’augmentations d’impôts anciens, de diverses taxes, à l’origine provisoires devenues progressivement permanentes, et d’impôts nouveaux, tous justifiés par les nombreux ajustements et compléments, des euphémismes pour qualifier la fraude et la déviance fiscale qui auraient aggravé, dit-on, le déficit mais qui ne sont en réalité que le résultat des dérives éhontées de sept années de mauvaise gouvernance.
Rappelons aux novices en politique, qui partent de zéro, sans parti, sans avoir été acteurs de terrain, mais qui profitèrent d’une folle ascension, que le gouvernement des peuples n’obéit pas toujours aux règles de tenues de compte, aux calculs mathématiques, ou au besoin de déterminer à l’avance ce qui revient à chacun. C’est qu’au-delà du fait que le budget de l’Etat relève du souhaitable, de l’aspiration de l’esprit, il est avant tout le reflet de toutes les faiblesses et insuffisances de l’action d’un gouvernement. Il porte la marque des nombreux compromis passés âprement négociés, des volte-face, des reculades, d’abdications suicidaires et des lâchetés des élites et des gestionnaires retors, uniquement soucieux de conserver le pouvoir et les privilèges qui vont avec.
On ne gouverne plus, on rame…
Le budget, qui chez nous, possède l’insigne privilège de ne correspondre à aucune doctrine ou pratiques auxquelles se réfère traditionnellement l’action publique, continuera dès lors à souffrir de l’incapacité collective à doter les ambitions qu’on affiche de moyens de financement adéquats.
Longtemps, rois ou seigneurs, qui ne disposaient que des ressources ordinaires tirées de leurs domaines, furent contraints, par l’augmentation des charges, à chercher de nouvelles recettes et donc à lever des impôts qui servirent essentiellement à la couverture des dépenses extraordinaires : la guerre principalement.
Youssef Chahed à Tataouine, qui a été, cette année, le théâtre de manifestations pendant plusieurs semaines.
La démarche du chef de gouvernement Youssef Chahed va dans les sens inverse : il compte s’attaquer, dans une lutte à l’issue bien incertaine, au budget des ménages afin d’augmenter les ressources de l’Etat. Or, ici ou là, les besoins ne cessent de croître, les ressources fiscales viennent à manquer et le pouvoir, ne parvenant pas à réformer le système, se heurtera immanquablement à l’hostilité du public et aux révoltes fiscales.
Il est admis qu’un gouvernement c’est d’abord le pouvoir exécutif. Mais il est surtout les processus par lesquels une autorité s’attache à résoudre des problèmes en s’assignant des objectifs, sans cela on ne gouverne plus, on rame.
Pour ceux qui l’ignorent, gouverner, c’est porter un véritable projet de société, susciter un véritable enthousiasme populaire, provoquer un réveil collectif, déclencher un élan de solidarité active visant le bien commun, réaliser une cohésion et une intégration sociale ainsi qu’une volonté générale de changement dans la liberté.
Bref, l’aptitude à gouverner permet de créer le contexte de confiance propice pour engager une politique économique efficace, parfois contraignante, sans recourir en permanence à de nouvelles sources de revenus destinées à compenser les pertes résultant des années de mauvaise gestion.
Alors que faut-il attendre d’un bon gouvernement? De manière générale, l’organisation de la production et la distribution des moyens de subsistance, la liberté d’entreprendre, la sécurité des personnes et des biens, le respect de leurs droits et une certaine forme d’assistance. La vie même n’étant possible que grâce à cette rigoureuse administration.
Une société livrée à l’ignorance et à la désobéissance
Pour assurer ces conditions essentielles de bien-être et de prospérité, il faut un budget en équilibre, des taux de change compétitifs et réalistes, une croissance soutenue, une forte capacité d’innovation, une meilleure compétitivité des entreprises qui leur permettent de réinvestir et de recruter, une administration responsable et des services publics efficaces, agissant à travers une bureaucratie intègre. Il faut aussi une puissance publique indépendante qui dispose de suffisamment d’autorité pour assurer une redistribution efficace des richesses à travers un système fiscal équitable, mais également en capacité de ramener la population à plus de civisme. Enfin, un espace de paix et de sécurité durable, une stabilité politique et institutionnelle, un Etat de droit qui pose les conditions réelles et les garanties de l’égalité de tous devant la loi, une justice démocratique, le respect sourcilleux des libertés individuelles et une information libre et à l’abri de toute ingérence.
En somme, tout ce qui manque au projet de société de ce gouvernement, tout le contraire d’un Etat soumis en permanence à des urgences, à des déséquilibres endogènes et des turbulences externes dans une société livrée à l’ignorance, à la désobéissance, soumise à une navrante et incessante bédouinisation des comportements.
En recourant au racket fiscal, une pratique scandaleuse de nature, aux taxes scélérates, aux prélèvements honteux qui vont souvent au-delà du soutenable et devenus un rite obligé pour «s’en sortir», Youssef Chahed a troqué la facilité et le très court terme, qui servent des intérêts immédiats, aux réformes en profondeur, aux fermes décisions pour l’avenir, à la longue échéance. Or les impôts et taxes doivent être déterminés de manière telle que la demande privée de biens de consommation et d’investissements soit adaptée au volume de biens et de services rendus disponibles, par la production.
L’équilibre budgétaire sera le résultat de l’application des principes d’une plus grande ardeur au travail, d’une plus grande exigence de résultats, mais aussi d’une plus grande justice sociale, notamment par la réduction des écarts des revenus, car le budget de l’Etat est un moyen et non une fin.
La totale indifférence que les gouvernements successifs affichent envers l’état du pays et l’avenir de ses habitants est devenue consternante. Bien malin celui – ou celle – qui peut en anticiper aujourd’hui l’issue, confiée à la seule détermination divine.
Or c’est en allouant des ressources, en assurant le rétablissement de l’appareil productif, en imposant des normes, en employant si besoin est, la contrainte et la coercition par le recours à la loi, et en gérant ou contrôlant les organisations accomplissant ces activités, qu’on arrive à créer une économie sinon prospère du moins viable.
Chahed reçu par Caïd Essebsi: l’exécutif semble dépassé par l’ampleur de la tâche.
L’absence d’une autorité capable de contraindre
Pour réaliser un avenir meilleur, la première chose dont on a besoin est d’abord un modèle de pouvoir politique qui se caractérise par une ouverture à la mondialisation associée à une forte protection sociale et un esprit très égalitariste.
L’objectif d’un gouvernement est en effet d’octroyer un niveau de vie convenable aux différentes couches de la population, réaliser un développement social afin d’améliorer le bien-être de chacun, s’engager dans une voie de plus grande justice sociale, comportant notamment le principe du plein emploi au moyen d’investissements productifs, favoriser la souveraineté alimentaire ainsi que les conditions qui permettront de porter la consommation rationnelle de produits nationaux à un niveau permettant d’assurer le progrès de l’appareil de production, ne pas décourager l’entreprise par trop d’impôts, assurer une place relativement dynamique au pays dans l’économie de la région, être en mesure de se défendre contre les vicissitudes du temps et de la conjoncture nationale et mondiale. Autant de conditions qui font qu’un peuple s’attache avec une ardeur remarquable à réparer les dégâts subis et à reconstruire.
En dépit de l’absence d’une autorité capable de contraindre pour remettre les choses à l’endroit, nous continuerons à nous donner l’énergie nécessaire pour vaquer à nos occupations quotidiennes sans trop se préoccuper de ce que font réellement les dirigeants qui s’agitent inutilement. Il y a des choses à faire et nous les faisons rituellement sans avoir besoin d’instructions de qui ce soit; des tâches réalisées couramment dans la vie de tous les jours, comme aller au travail malgré l’état lamentable des transports en commun, faire son marché nonobstant la dégradation continue du pouvoir d’achat, prendre ses enfants à l’école sans aucune garantie d’un enseignement de qualité, se faire soigner par un système de santé coûteux ou défaillant, se retrouver accablé par des dépenses devenues coutumières, recourir, résignés, à la pratique du pot-de-vin qui touche tous les secteurs dans les rapports des administrés avec les services publics, assister, médusés, à la corruption et aux malversations des fonctionnaires pratiqués sans vergogne et transformés en autant de mécanismes légitimes destinés à boucler les débuts du mois. En somme, se débrouiller en dépit des conditions de survie rendues de plus en plus difficiles par l’incurie administrative que le gouvernement favorise par son inertie et son vague ensommeillement.
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