«Je suis un Berlinois » ! Hafedh Caïd Essebsi pourrait faire sienne cette célèbre phrase de John Fitzgerald Kennedy.
Par Yassine Essid
En se présentant en candidat à l’élection législative partielle dans la circonscription de l’Allemagne, le chef autoproclamé de Nidaa Tounes a dû penser au discours prononcé par le président des États-Unis lors de sa visite à Berlin-Ouest, le 26 juin 1963, à l’occasion des quinze ans du blocus de Berlin.
Une telle prétention serait de sa part à la fois une marque d’orgueil et un cri de ralliement au novateur d’un parti qu’il a réussi, avec patience et ténacité, à mettre en déroute.
C’est donc le bras levé au plus haut et le pouce écarté qu’il compte engager cet ultime combat, pour montrer tout le soutien de son parti – autant dire le soutien de l’Etat et du chef de l’Etat, à un électorat victime de l’illusion de la mémoire et qui redoute par-dessus tout une future victoire des islamistes.
Une supercherie cousue de fil blanc
La candidature de Hafedh Caïd Essebsi, une «success story, made in Tunisia» est le résultat d’une supercherie bien nette quoique fort cousue de fil blanc. Un député est délogé de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) à la faveur d’un remaniement et dédommagé par un secrétariat d’Etat aux attributions des plus vagues. D’où la décision d’organiser des élections partielles pour remplacer le siège vacant. Qui d’autre que le plus beau fleuron de Nidaa Tounes pour combler cette vacance?
Intégré au parti à la faveur d’une filiation à la fois paternelle et spirituelle, celui que l’on cru puéril d’esprit, qui était raillé tout haut et souffrait d’être traité de pistonné et de fils à papa; qui était injustement jugé pour sa crainte de prendre la parole en public, ou s’exprimer devant une assemblée et que l’on cru dénué de tout savoir-faire politique, a appris follement vite, sans école et sans contact, et de la manière la plus consciente et la plus lucide, l’art du gouvernement. Il a compris l’essence universelle des hommes dans leur identité et leur diversité, et les lois fondamentales de l’organisation des sociétés. Il devait alors leur prouver qu’au milieu de cette lutte politique sans merci, il ne suffit pas d’être grand orateur, mais également malicieux, inquiétant, réussissant ses coups bas, n’hésitant pas à l’occasion à nouer des relations d’intérêt avec des personnes d’un aloi douteux.
Mais il savait aussi de quels bons vouloirs il y avait à gagner aux différents échelons de Nidaa Tounes. Sans jamais se retourner, avec rapidité et assurance, il bouscula à vive allure et par des offensives vigoureuses tous les usages propres à l’organisation interne d’un parti politique. Il évinça un par un ceux qui se prenaient pour de vieux routiers de la politique, faisant fuir tous les éléments qui pouvaient lui porter ombrage ou le confiner dans un statut de subalterne quitte à désorganiser un mouvement désormais tombé en déconfiture.
Un enfant gâté qui se permet tout
Bien qu’hissé finalement à la tête du parti, ses mérites ne lui paraissaient pas suffisamment mis en relief, ni par les médias, ni parmi les représentants de la gente politique. Il demeurait, en effet, aux yeux de tous, cet enfant gâté qui se permettait tout et qu’on cédait à tous ses caprices.
Il lui fallait donc une reconnaissance formelle quant à ses aptitudes d’homme en capacité de veiller à l’intérêt général et de transformer le rapport de l’État à la société. Il se sentait intimement porteur d’une vocation dont il possédait les qualités, ne fut-ce que par hérédité, et qui le mettrait à la hauteur de la mission qui lui sera confiée tôt ou tard.
En attendant que se réalisent les promesses du destin, celui qui s’amuse comme un petit fou depuis qu’il est devenu patron du parti, s’est avéré aussi un interlocuteur incontournable et indispensable. Il est à la fois sollicité, écouté, disposant d’un grand pouvoir de négociation dès qu’il est question de l’attribution des portefeuilles aux membres de Nidaa Tounes à chaque remaniement de gouvernement.
Face à une opposition bien affaiblie, un parlement dépossédé de toutes ses prérogatives, un Premier ministre parfaitement conscient de ses limites, fort d’une certaine communauté d’intérêts, qui n’est pas dénuée d’arrière-pensée, avec le mouvement Ennahdha, et une opinion publique que les conditions d’existence et la cherté des prix détourne des affaires publiques, il n’hésitait pas d’user d’un pouvoir étendu à un clan de plus en plus élargi de fidèles que d’aucuns qualifieraient de népotisme : il fait nommer des PDGs, met à son service appareil d’Etat et médias, récompense tel groupe de fidèles, porte secours à des hommes d’affaires inquiets, et bien d’autres interventions portant tous les attributs du pouvoir autoritaire et du culte de la personnalité.
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Un chef de Nidaa Tounes doublement Nahdhaoui
Mais bon sang, pourquoi précisément la circonscription de l’Allemagne? Rien en effet dans son ultralégère biographie, communiquée à la presse en mai 2017, et dans laquelle il avait résumé son bien maigre parcours, n’indique un séjour dans le pays de Goethe. C’est que sa connaissance profonde de la société et de la culture allemandes, autant que son intérêt pour la pensée germanique, ne sauraient figurer dans un vulgaire listing détaillant ses compétences comme s’il répondait à une offre d’emploi.
En humble autodidacte, mais savant, méprisant par principe tout ce qui peut s’enseigner, il répugnait à dévoiler publiquement sa familiarité avec les auteurs classiques et contemporains, ni mettre en évidence ses engagements pour certains courants de pensée. Certains prétendent même qu’il s’était frotté au socialisme révolutionnaire de Bakounine l’incitant à un engagement politique précoce qui lui avait permis de faire la preuve de ses capacités intellectuelles.
En parfait érudit, cette fois, il n’arrêtait pas de chercher dans les mouvements philosophiques et dans les fondamentaux que nourrissaient les textes d’auteurs tels Aristote, Platon, Hegel, Kant, Leibniz, et Karl Marx, des réponses aux questions qui l’obsèdent et aux doutes qui souvent le dépriment.
Il avait surtout une prédilection pour l’ouvrage de Max Weber, ‘‘Le Savant et le Politique’’, qu’il garde encore comme livre de chevet et grâce auquel il a compris tout ce qui fait la grandeur mais aussi la difficulté du métier politique.
Le porteur d’une vocation aussi exigeante doit posséder un certain nombre de qualités : le dévouement à une cause qui mobilise l’être tout entier, le sens des responsabilités et le coup d’œil qui se combine avec le sens des opportunités. Autant d’éléments qu’on a du mal à traduire dans un vulgaire CV.
Fortement convaincu que l’islam ne survivra que s’il reste attaché à ses valeurs, allant jusqu’à faire sien l’engagement savant de son ami Rached Ghannouchi et son éternelle rengaine sur l’identité entre «islam et démocratie», Hafedh Caïd Essebsi demeure cependant conscient que la religion doit faire face à des problèmes nouveaux pour lesquels on ne dispose pas toujours de l’outillage conceptuel adéquat. La liberté de conscience, la laïcité, la tolérance, la maîtrise de son corps, la non-violence, la promotion de la valeur juridique de la femme, le confinement de la religion dans l’espace privé, posent encore, dans une société qui marche à contresens du progrès, quelques difficultés en vue de leur application.
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Une mutation au sein d’une hiérarchie des valeurs morales s’avère par conséquent indispensable que Hafedh Caïd Essebsi entend défendre bec et ongles. C’est là que la pensée des Anciens, tel Aristote, lui fournit le contexte et l’outillage conceptuel de son entreprise par un emploi critique de la raison humaine, comme médiation entre les principes universels musulmans et le réel humain.
En cela, le chef de Nidaa Tounes se montre doublement Nahdhaoui. Il est à la fois en parfait accord avec le programme politique du mouvement Ennahdha tout en étant porteur d’une nouvelle vision renaissante de l’homme et du monde moderne.
Le chemin de Carthage est déjà balisé
Après sa victoire électorale assurée, celui qui incarne déjà l’avenir du pays ne compte pas en rester là. Côtoyer à longueur de séance les Ksila, Kotti, Abbou et bien d’autres infréquentables représentants, indifférents à sa stature d’homme d’Etat, ne relève nullement de la conception qu’il se fait de l’exercice du pouvoir. Aussi, pourrait-on s’attendre à ce que Béji Caïd Essebsi n’hésite pas à demander au président de l’ARP, de manière élégante et fort amicale, ça va de soi, de bien vouloir céder le perchoir à son fils.
Une fois au Bardo, Hafedh n’est plus qu’à quelques encablures de Carthage. Il est alors à craindre que le fils, encore plus avide d’autorité, qui traîne déjà l’image du traître par excellence, ne finisse par commettre un parricide et que Béji Caïd Essebsi, au moment de mourir, le voyant au nombre des conjurés, s’écriera «Tu quoque mi fili !» («Toi aussi, mon fils» !)
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