Abdelaziz Bouteflika / Béji Caïd Essebsi / Mohammed VI.
Les pays du Maghreb sont frappés d’une malédiction : les indisponibilités de leurs dirigeants à cause de la maladie ou de l’âge, ou des deux à la fois.
Par Yassine Essid
A l’atonie des peuples du Maghreb, à l’insurmontable faiblesse des économies de leurs pays et au dysfonctionnement des institutions correspond désormais la fragilité des hommes au pouvoir qui devient une source d’inquiétude supplémentaire pour la survie même de ces sociétés, sans mentionner les problèmes politiques et constitutionnels qui ne manqueront pas de se poser un jour ou l’autre.
Lorsque ce n’est pas l’âge, la maladie, ou les deux à la fois, c’est l’absentéisme proprement dit, celui du cœur et de l’esprit, fréquent ou permanent, qui empêche souverain et chefs d’Etat d’éprouver de la sympathie pour la misère de leurs sujets et de s’associer aux griefs de leurs concitoyens.
Pérégrinations d’un roi et absences d’un président
Citons à ce propos la carrière de pérégrinations fréquentes du Roi du Maroc, Mohammed VI, atteint d’une maladie à évolution lente nécessitant un traitement prolongé à la cortisone. Il est l’exemple même du monarque qui mène une vie absente aux affaires de son pays. Entre Cuba, la Floride, Hong Kong, Prague, Paris et son château de Betz, dans l’Oise, qualifié ironiquement par les Marocains de seconde capitale du Maroc, c’est 81 jours de séjour royal à l’étranger en moins de six mois !
De telles escapades sont un véritable casse-tête pour les gardiens du palais, censés faire croire à l’opinion, par des déclarations erronées et autres subterfuges, que les rendez-vous de sa majesté avec des personnalités étrangères, évidemment manqués, avaient bien eu lieu.
Autre exemple de vacance du pouvoir, mais cette fois sans bouger du territoire national, est celle du chef d’Etat algérien. L’âge et l’état de santé du président Abdelaziz Bouteflika, frappé, en 2013, par un AVC qui a affecté sa mobilité et son élocution, permet depuis aux proches, aux conseillers à la présidence, aux généraux de l’armée, et à certains ministres, qui n’ont pas été mandatés par le peuple algérien pour le gouverner mais qui, préoccupés par leurs propres avenir, s’accaparent, chacun pour ce qui le concerne, une portion du gouvernement de l’Etat et de ses ressources.
Les brèves entrevues du président Bouteflika avec des personnalités étrangères sont devenues d’étranges rencontres qui sont de l’ordre du symbolique et servent à entretenir l’idée que l’Algérie a encore un président, certes pas très en forme (c’est un euphémisme), mais un président quand même.
D’ailleurs, l’ensemble du décor dans lequel évoluent les acteurs participe à cette comédie du pouvoir, défiant tout entendement, ingérable par la raison. Une sorte d’arrêt sur image comme si les êtres et les choses étaient figés dans le temps, victimes d’une funeste malédiction qui les place dans des postures immobiles, privés de mouvements et d’émotion, frappés d’inertie, incapables d’agir et encore moins de s’exprimer.
En regardant bien, figurent sur toutes les photos officielles les mêmes artifices de théâtre : deux pots de fleurs rouges toujours présents, l’un posé sur la petite table placée entre le président et son hôte, l’autre posé au milieu du salon, flanqué de deux présentoirs à gâteaux, probablement aussi factices que le chef de l’Etat lui-même. Dans son éternel costume sombre, portant la même cravate, la même montre visible sous le manche d’une chemise qui dépasse, le regard éperdu, il paraît presqu’indifférent aux propos de la personne qu’il était censé accueillir.
Chaque visiteur étranger devient alors malgré lui, le personnage en second d’une intrigue de cour savamment combinée qui n’en finit pas de servir de prétexte pour rassurer le peuple algérien sur la santé vigoureuse du président Bouteflika nonobstant l’âge et le fait qu’il ne présidait plus grand chose.
Pour quelques prérogatives de plus
Dans ce trio, figure Béji Caïd Essebsi (BCE), qui représente un cas à part. Il a rajouté à l’usure de l’âge celle, plus grave, du pouvoir. Or, en politique, le propre de l’expérience est de ne pas faire les bêtises deux fois. BCE avait été témoin de la fin tragique du Combattant suprême, devenu au crépuscule de sa vie un pantin désarticulé, livré aux intrigues des personnes de son entourage qui tentaient vainement de voiler la déchéance de son visage pour gagner du temps.
Aussi, parvenu à la magistrature suprême, BCE aurait mieux fait de se contenter d’exercer sa fonction dans les limites des prérogatives, aussi symboliques soient-elles, que lui attribuait la nouvelle constitution et, qui plus est, sont tout à fait appropriées à l’état physiologique et physique d’un homme politique âgé dont la priorité n’est plus une candidature pour un second mandat. Il était censé représenter tout juste la dignité de la fonction de chef d’Etat dans un régime parlementaire, privilégiant en priorité le respect des institutions et le dévouement pour le bien public.
Mais BCE ne l’entendait pas de cette oreille. Se trompant d’époque, il avait, ou bien on lui avait fait croire, qu’il pouvait se donner une stature de bâtisseur de la nation, de guide omnipotent, obsédé par l’idée de d’imposer ses idées, de jouer dans les événements un rôle plus considérable, introduisant dans ses discours, pour rester dans l’air du temps, d’étranges gloses autour de la démocratie et de la liberté, rêvant d’entrer dans l’histoire. Il n’arrêtait pas de penser au modèle bourguibien qu’il s’acharnait à reproduire. Or, de telles ambitions s’inscrivent dans la longue durée et doivent se conformer à l’esprit de l’époque.
Dans nos sociétés surmédiatisées, dans lesquelles règne la toute puissance de l’image, l’état de vieillesse, censé cumuler qualités et expériences, autrefois louée comme la période de la sagesse et du nécessaire respect, n’est désormais ni souhaitable ni enviable.
Depuis son entrée en fonction, BCE a entamé une carrière de monarque absolu qui s’acharne à défier le temps. Or, en trois années d’exercice, il n’a réussi qu’accumuler des erreurs incalculables, des fautes impardonnables, des complicités honteuses en plus d’un népotisme déplorable. Il a surtout passé son temps à compter les morts tombés sous les balles des djihadistes que ses comparses d’Ennahdha formaient et protégeaient.
C’était à chaque fois la même scène. Accablé par l’émotion, il appelle à la résistance, promet d’arrêter ou punir les attentats du crime en jetant dans la balance le poids du patriotisme indéfectible et de la vive indignation du peuple tunisien. L’opinion publique, qui n’est pas aussi stupide qu’on le prétend, a fini par prendre acte, désormais persuadée que le pays payera bientôt le prix de sa révoltante entente avec les islamistes, celle-là même qui rassemble le chasseur et le gibier.
La Tunisie est gravement malade
Ainsi, à la malédiction frappant leurs dirigeants, les trois pays souffrent en plus de pathologies institutionnelles typiques des économies fondées sur les ressources naturelles, comme c’est le cas en Algérie, ou sur le fort ralentissement du taux de croissance économique, l’aggravation du taux de chômage et l’endettement extérieur comme en Tunisie, ou encore sur la longévité de la crise et le malaise social qui perdure au Maroc, provoquant des mouvements de contestation comme celui qui secoue depuis le mois de juillet la région du Rif dans le nord du pays.
En Tunisie, la chute du régime de Ben Ali a révélé que la corruption et le détournement des ressources publiques pour servir des intérêts privés au détriment du développement économique et social du pays, ne sont point l’apanage des systèmes non-démocratique.
Le gouvernement islamiste de la Troïka a reproduit les abus du passé, le pillage systématique des biens de l’Etat, justifié comme licite butin de guerre, sous une ampleur jamais atteinte au point de menacer l’intégrité de l’Etat. Il a surtout contribué à noyauter les institutions en introduisant, par infiltration, jusqu’au cœur de l’administration, des agents-partisans du mouvement islamiste.
L’arrivée de BCE au pouvoir fut saluée comme l’avènement d’une nouvelle époque, marquée cette fois au sceau de la sagesse. C’est ainsi que son âge n’entra jamais en ligne de compte. Il n’était que le reflet de l’humaine condition et valorisait plutôt ses connaissances, son expérience, sa combativité au point d’en faire un modèle de vertu.
Après trois années au pouvoir et de nombreuses maladresses, on se mit à lui reprocher son vieillissement exploitée dès lors par ses adversaires comme une menace pour la république. Son âge avancé, célébré jadis comme un défi au temps, n’est plus alors que le rafistolage d’une carcasse indéfiniment prolongée.
La Tunisie est gravement malade de lésions profondes et dégénératives. Ceux qui cherchent encore à les dissimuler, pour quelque raison que ce soit, sont des criminels. Mais pour la traiter et pour la sauver, il faut d’abord connaître les maux dont elle souffre. BCE en est déjà un.
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