La photo qui illustre cette chronique est un cliché qui fige un moment politique grave : une Troïka 2.0, annonciatrice d’un système de pouvoir sans scrupules ni morale.
Par Yassine Essid
Cette fois, c’est plutôt Rached Ghannouchi, Hafedh Caïd Essebsi et Slim Riahi qui représenteront à eux trois la nouvelle et future Troïka.
Mais d’abord, pourquoi ce cliché en noir et blanc? Pourquoi cet attachement affirmé à ce reliquat passéiste qui ne rend pas justice à nos trois protagonistes? Parce que l’esthétique du noir et blanc se prête mieux à la sémiotique, à l’exploration du sens de postures politiques qui en disent plus long que mille discours, à l’analyse du langage corporel, au décryptage du discours non verbal.
Alors que le monde parallèle en noir est blanc est en capacité de déclencher une authentique émotion et donne matière à réflexion, la réalité en couleur revalorise les personnages, devient un élément perturbateur qui s’impose à nous en illustrant le quotidien le plus noir dans ce qu’il a de moins trouble exprimant la paix avec soi-même et avec autrui. Saisi en noir et blanc, le monde s’avère alors plus évocateur et ce trio de l’avenir dévoile plus qu’il ne s’efforce de cacher. Là au moins le ciel est loin d’être bleu, ni l’herbe bien verte.
Un trio d’enfer
A droite, apparaît Rached Ghannouchi, le triste dirigeant d’Ennahdha. La tête inclinée, la bouche affaissée, le corps déglingué par des années de mensonges infâmes, de revirements méprisables et de bonnes grosses combines. Enfin, sa barbe hirsute vient cacher les mêmes insidieuses velléités totalitaires. La photo traduit bien cet extrême embarras qui accable son esprit par cette alliance qui n’a rien de spirituel et qui, bien qu’incompatible avec les idéaux de son parti, demeure une opération parfaitement opportuniste, de surcroît susceptible de l’absoudre, aux yeux de l’opinion, de toute accusation de terrorisme depuis l’intégration de son nom parmi la liste noire des extrémistes. Un statut peu enviable qui compromet sa campagne de séduction entreprise, il y a peu, à travers son nouvel accoutrement et ses déclarations récurrentes quant à son attachement à la démocratie et à la liberté.
Au milieu, y figure Hafedh Caïd Essebsi, qui a l’air de ne pas savoir que faire de ses mains. Elles expriment pourtant le bien-fondé de ses choix, mais aussi la mise en commun d’un héritage dont il est devenu l’unique dépositaire. Il n’y a rien de tel que de poursuivre et de promouvoir l’œuvre d’un père vénéré aux côtés de celui qu’il reconnaît comme ayant pour mission, en cas d’un fâcheux impondérable, de veiller sur lui comme le ferait tout bienveillant parrain.
Enfin, à l’autre bout, Slim Riahi, légèrement à l’écart, le regard vague, l’esprit ailleurs, mais rassuré quand même d’avoir réussi à faire oublier, provisoirement du moins, ses démêlées avec la justice.
De l’espoir de l’émergence à la menace de la défaillance
Peut-on survivre à un traumatisme? Peut-on retrouver l’aptitude à vaincre le souvenir d’événements particulièrement douloureux? Oui, mais en gardant des séquelles graves avec cette particularité qu’il ne s’agit pas dans cas d’un drame personnel, mais celui d’une nation toute entière.
Peut-on maintenant revivre le même traumatisme? Nous avons connu pendant deux ans l’exécrable épisode de la Troïka 1.0. Deux années d’incompétence, de négligence et d’imprévoyance des dirigeants politiques et leurs connivences coupables avec l’extrémisme religieux auront eu raison d’une civilisation ancestrale, de l’espoir de voir la Tunisie se hisser un jour au niveau d’un pays émergent. Deux années qui l’ont conduit à la catastrophe et à la ruine. Les Tunisiens, qui pensaient que démocratie rimait avec croissance économique et bien-être social, avait vu le pays basculer dans le groupe des Etats du monde les plus défaillants.
Pendant deux longues années, on a vu l’intégrité du pays menacée et l’autorité remise en cause dans tous les secteurs : celui de l’Etat, du gouvernement, de l’entreprise; celui du père ou du mari chômeurs et du fils sans emploi. L’arrivée des islamistes a encouragé les mouvements extrémistes, par leurs dérives violentes et leur intolérance, minimisant leur danger, allant jusqu’à convenir que leurs outrances relèvent de l’exercice normal du droit à la liberté d’expression. Contre les salafistes, le régime est resté obstinément hostile à toute application de la loi dans toute sa rigueur, n’usant presque jamais de la force pour protéger les personnes et les biens du comportement agressif de ceux qui, en permanence, mettaient alors en péril la paix civile.
Il n’aura fallu que deux années à la Troïka pour mener l’Etat à l’effondrement grâce à un personnel politique peu qualifié et un recrutement massif des sympathisants à tous les échelons de l’administration. Un phénomène allant decrescendo, du président de la République jusqu’aux ministres et hauts responsables.
Pendant deux années, les islamistes menèrent des campagnes pour le recrutement de jihadistes pour la Syrie. Des dizaines de prédicateurs, en fait de dangereux terroristes, étaient reçus en vedette, mobilisant des milliers d’adeptes venus les écouter. Aujourd’hui, la question du retour de jihadistes du front en fait une véritable armée démobilisée et formée au combat qui trouvera bien une nouvelle cause à défendre et un terrain où faire la guerre, se pose avec acuité.
Pendant deux ans, l’Etat a été rendu inopérant, incapable d’appliquer ses lois uniformément, dépassé par un tas de facteurs entravant son fonctionnement : criminalité, corruption, trafic d’armes, bureaucratie inefficace, justice trop clémente, dégradation des services publics, absence d’entretien des infrastructures, marchés imparfaits et loyauté envers la famille et le clan plutôt qu’envers l’Etat et ses institutions. Autant d’éléments qui avaient épuisé les ressources de l’Etat et de son personnel.
Pays en panne et réformes toujours à l’arrêt
Souhaitant dépasser l’expérience traumatique du gouvernement des islamistes, les Tunisiens votèrent massivement pour Nidaa Tounes, le mouvement de Béji Caïd Essebsi, élu président de la République avec une majorité à l’Assemblée. Ils espéraient ainsi voir l’Etat s’occuper enfin de leurs vrais problèmes. Ils espéraient donner un sens à leur vie et contrôler leur destin. Ils attendaient que s’ouvrent à eux des opportunités nouvelles soutenues par des conditions économiques plus satisfaisantes. Ils avaient foi en la possibilité d’une vie sociale plus riche et plus apaisée grâce à cette nouvelle configuration politique.
Chassés du pouvoir, les islamistes avaient laissé derrière eux un pays exsangue et meurtri. Or, après un tel choc, toute administration politique du pays était d’abord affaire de résilience. Autrement dit la capacité, non pas de construire, mais de remettre les choses dans leur état initial, de retrouver un fonctionnement normal après le long règne d’un impardonnable laisser-aller et de favoriser un contexte politique qui permet de puiser au fond de nous-mêmes des ressources latentes, mais jusqu’alors insoupçonnées.
Trois années plus tard, et deux gouvernements, les réformes sont toujours à l’arrêt, le chômage ne cesse de s’aggraver, les mouvements sociaux demeurent toujours une obsession lancinante pour le régime, les affrontements avec les groupes terroristes demeure une menace constante, le commerce informel nourri par la contrebande garde force et ampleur, la criminalité augmente, l’insécurité persiste, la corruption ronge les institutions publiques autant que privées malgré une campagne qui se voulait fort prometteuse et qui aujourd’hui bat de l’aile, le tissu urbain se dégrade par les constructions anarchiques, les villes sont transformées en dépotoirs, les places publiques en brocantes géantes, la population est désabusée et démobilisée.
Caïd Essebsi et Nidaa otages d’Ennahdha
Mais, au lieu d’agir, on laisse faire, par peur ou par incompétence. On tergiverse sur l’application de la loi, on évite les sujets qui fâchent, on se dérobe à ses responsabilités en omettant de faire face avec vigueur à ce qui contribue à anéantir les possibilités de progrès socio-économique et culturels du pays. Rien n’incite, par ailleurs, le gouvernement à engager des efforts de maîtrise des moyens financiers et à réformer en profondeur la gestion publique car cela pourrait s’avérer coûteux politiquement et socialement.
Cerise sur le gâteau, Béji Caïd Essebsi n’a rien trouvé de mieux à faire pour trouver la paix de l’esprit, que de s’allier honteusement avec Ennahdha au point de finir par en devenir l’otage. Aujourd’hui, son fils, à la tête d’un parti en perdition, trouve les mêmes avantages à prolonger cette connivence active avec les islamistes, seuls capables de lui assurer, le moment venu, un soutien stratégique et une longévité politique.
Youssef Chahed, qui n’a qu’une vague intuition de ce qu’il aurait fallu faire, se retrouve sans appui, archi seul avec un bilan calamiteux dans une situation profondément dégradée et un avenir politique bien compromis, tout en faisant sienne l’idée de Nicolas Machiavel que «pour être efficace il faut cacher ses intentions.»
Pour le moment, la photo qui illustre cette chronique n’est, après tout, qu’un cliché, mais un cliché qui fige un moment politique grave : une Troïka 2.0. Autrement dit le possible retour d’un système de pouvoir qui n’a rien d’angélique, qui est sans scrupules ni morale et qui n’hésitera pas à employer la perfidie et le mensonge pour arriver à ses fins.
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