Nombre d’observateurs ont vite fait de verser des larmes sur «le soulèvement du 14 janvier 2011.» Or, s’arrêter au milieu du gué serait suicidaire…
Par Marwan Chahla
Tout d’abord, mettons-nous d’accord sur l’appellation qu’il convient de donner à ce qui s’est passé le vendredi 14 janvier 2011. Ce jour-là, le dictateur Zine El-Abidine Ben Ali et son régime ont été dégagés. Qu’on retienne ce dernier verbe, car cette invention tunisienne est venue enrichir le jargon des analystes et journalistes du monde entier. Aujourd’hui, le slogan «Dégage!», qui a mis hors jeu Ben Ali et son régime, se décline en «dégagisme», un concept popularisé par l’homme politique français Jean-Luc Mélenchon, chef de file de la France insoumise, qui reconnaît volontiers cet emprunt à notre révolution…
Tant d’autres détails pour compléter ce tableau sombre…
Comment définir une révolution autrement que par «la remise en cause brusque d’un ordre établi» et le remplacement de ce régime par un autre système tout à fait différent? Et c’est précisément ce qui s’est produit en Tunisie le 14 janvier 2011: la rue a contraint Ben Ali au départ et dissous son Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD).
Bien évidemment, l’on trouvera beaucoup à redire sur ce qui s’est passé depuis la fuite du dictateur, il y a sept années. Bien sûr, aujourd’hui, notre économie est dans un état lamentable, tous les Tunisiens souffrent de cette crise, la grogne sociale est à son plus haut point, notre classe politique – à la direction des affaires du pays, autant que dans l’opposition – a montré les limites de ses compétences – pire encore, elle donne même l’impression de ne pas réaliser l’étendue de la gravité de la situation…
Nos lecteurs trouveront, sans nul doute, d’autres détails pour compléter le tableau sombre de la révolution. Et les commentateurs et autres évaluateurs du parcours de la Tunisie post-révolutionnaire prendront également le soin (et le plaisir) de rallonger encore plus la liste de nos échecs. Ils n’auront pas tort, nous en convenons.
Pourtant, quelques vérités élémentaires sur le 14 janvier 2011 méritent, elles aussi, d’être rappelées.
En tout premier lieu, «le printemps tunisien» – pour emprunter la formule de Béji Caïd Essebsi – était un produit national, avec ses défauts et ses qualités. Il n’y avait rien de théorique ni de doctrinaire dans le ras-le-bol qui a poussé à l’exil Ben Ali et son clan. Personne ne nous a remis la recette, personne n’a mis à notre disposition quelque mode d’emploi que ce soit ou quelque manuel. En tout point, donc, la révolution du 14 janvier 2011 était une création tunisienne. Et dans ce made in Tunisia, on trouve notre génie, notre intelligence, notre candeur, notre générosité et notre roublardise.
Ne s’étant pas préparée au départ de Ben Ali, la Tunisie – ses femmes et ses hommes – a dû tout improviser par elle-même: hésitant, trébuchant, doutant, désespérant, déchantant, rageant et parfois même abandonnant.
Tous ces bas et ses «plus-bas» sont les nôtres et ils sont le prix de l’apprentissage démocratique.
Baisser les bras à mi-parcours ?
Ces revers et ces retards, nous les assumons. Nous en avons corrigés quelques uns et il nous reste à en corriger d’autres – avec nos propres ressources et nos propres solutions. Pour la Tunisie.
Et c’est dans ce que l’on a pu réaliser, par ailleurs, que l’on pourra puiser l’espoir et la volonté de poursuivre ce qui a été, somme toute, un parcours honorable. Là, la Tunisie a de quoi être fière.
Ses femmes et ses hommes ont barré la route au projet des islamistes nahdhaouis de «charaisation» de notre pays, rédigé «la meilleure constitution au monde» – pour emprunter à Mustapha Ben Jaâfar sa célèbre phrase –, assuré des élections présidentielle et législatives irréprochables, ont eu droit à un prix Nobel de la Paix, combattu le terrorisme et ils continuent de le faire.
Bien sûr, me dira-t-on, «tout ça ne nourrit pas son bonhomme» et il faut, au plus vite, donner du contenu concret, c’est-à-dire matériel, à nos réussites. Bien sûr aussi, me fera-t-on observer, la Tunisie croule sous le poids de la dette, le pays importe plus qu’il n’exporte, le dinar ne finit pas de chuter, l’inflation gagne chaque mois du terrain, le chômage s’éternise, les contrebandiers font la loi, nos «amis» s’inquiètent et nous le disent, les investisseurs tardent à se manifester, nos créanciers s’impatientent et Youssef Chahed… ne semble plus savoir où donner de la tête.
Toutes ces difficultés justifieraient-elles que l’on baisse les bras à mi-parcours ? Tous ces insuccès et nos désillusions nous feraient-ils oublier les exploits que l’on a pu accomplir ? Car, après tous les efforts et les sacrifices que nous avons consentis, s’arrêter au milieu du gué serait désastreux, suicidaire.
Les ennemis du 14 janvier 2011 – de l’intérieur et de l’extérieur – n’attendent qu’à détricoter nos si bels acquis de la liberté d’expression et de l’égalité femme-homme – et leurs ramifications. C’est sur ce socle de la parole émancipée et de la parité des sexes que nous construirons tout le reste…
Le verre de la révolution du 14 janvier 2011 est à moitié plein. Finissons de remplir.
«Révolution» du 14 Janvier 2011 : Sept ans déjà… et le pire est à venir
Bloc-notes : 14 janvier 2018 ou le ver dans le fruit Tunisie
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