Une candidature de Béji Caïd Essebsi à la présidentielle de 2019 ne manquera pas de soulever une question épineuse : qu’adviendra t-il du valeureux rejeton, Hafedh Caïd Essebsi ?
Par Yassine Essid
Tout de suite une médaille d’or pour hisser sur le haut du podium la ministre de la Jeunesse et des Sports, Majdoline Cherni ! Elle vient en effet, par patriotisme, mais aussi par attachement passionné pour les actions du chef de l’Etat, d’appeler publiquement qu’on renouvelle notre confiance à Béji Caïd Essebsi pour le convaincre de briguer un second mandat présidentiel.
Ce faisant, elle se révèle sans conteste une sportive de haut niveau dans la course aux fortes courbettes en paroles, d’ailleurs admises depuis des décennies en Tunisie comme une discipline à part entière, car le chemin des honneurs officiels a toujours été difficile à parcourir.
La course à l’allégeance à qui mieux-mieux
Maniant les formules percutantes, qui pourraient paraître aujourd’hui anachroniques, voire insupportables, la ministre ne fait qu’annoncer d’âpres compétitions à venir dans la course à l’allégeance à qui mieux-mieux. Un sport riche en concurrents où nous ne manqueront pas de voir émerger des champions tout aussi talentueux et accomplis qu’elle.
Faut-il rappeler cependant que dans ce domaine elle a été devancée par un superbe athlète, bien moins admirablement patriotique, il faut l’admettre, mais tout aussi obséquieux : l’ancien ministre de l’Education Néji Jalloul. Bien que sportif d’instinct et opportuniste jusqu’à l’obsession, son record, accompli sans témoins officiels, n’a pas été homologué. Ses grotesques agitations et contorsions, générant un climat de suspicion quant à sa morale et son éthique politique, avaient fini par le reléguer sur le banc des remplaçants.
Installons-nous maintenant dans l’hypothèse d’une reconduction du chef de l’Etat, par ailleurs reconnue conforme à la constitution. Une telle option a besoin d’un élément déclenchant, tels les propos de Mme Cherni, grâce auquel ce qui était jusque-là admis unanimement comme relevant de l’inenvisageable, qui échappe au sens et à la conscience, ou comme autant de paroles rapides jetées les pieds sur l’étrier, commencerait à faire son chemin dans l’esprit des gens et devenir de l’ordre du concevable et du réalisable.
La machine des flatteries serviles se met alors en branle. L’idée proposée est d’abord saluée par les plus proches du président pour être aussitôt récupérée par son parti, ou ce qui l’en reste. Des pétitions sont lancées, des chroniques publiées, des comités de soutien formés. Encore indécis, l’heureux pressenti se voit courtisé par son entourage et finira adulé et encensée à l’instar des monarques absolus.
En route vers «une présidence à vie»
Imaginons maintenant le scénario. Au départ, ‘‘Si El-Béji’’ affectera la surprise, trouvera que l’éventualité même d’une telle proposition est parfaitement saugrenue et reprochera vigoureusement à ses proches de propager une rumeur infondée. Alors même que les appels se font plus insistants, il fera mine de ne pas les entendre, ira jusqu’à les considérer comme des abus de faiblesse.
Cependant, et avec le temps, le sentiment de vulnérabilité s’estompera, et BCE se mettra à caresser finalement l’idée que rien ne lui interdit de prolonger son séjour à Carthage. Il finira alors, face à une fièvre d’émulation saisissante de ses sympathisants, par accepter d’être candidat estimant que face aux périls il demeure sans conteste le seul capable de garantir le salut du pays.
Bien que vivant en démocratie, Béji Caïd Essebsi se rend compte, qu’après tout, il a le même âge qu’Elizabeth II, reine d’Angleterre qui, non seulement se porte comme un charme, possède un profond sens des devoirs civiques, mais mobilise toujours autant l’enthousiasme de ses sujets.
Le voilà qui succombe publiquement à la tentation qui, eu égard à son âge avancé (92 ans) et à sa santé fragile, a de fortes chances d’être «une présidence à vie». Un titre qui, pourtant, n’a pas profité à certains leaders et dictateurs qui ne reconnaissaient ou finissaient par ne plus reconnaître aucune limite de mandat.
Encore discret sur ce sujet, Béji Caïd Essebsi est forcé, malgré tout, et en son for intérieur, de retourner cette perspective dans tous les sens pour n’y déceler que des réalités antithétiques : à son adhésion viscérale à la fascination du passé, au blocage historique, au soutien sans faille des barons et des apparatchiks du Parti unique, à la restauration du Bourguibisme et l’abandon à l’amnésie collective, s’opposent depuis 2012 la fin du simulacre démocratique, la disparition de la vision monarchique de transmission des fonctions étatiques, l’allégeance aveugle au prince du moment, le maintien sous pression des médias et bien d’autres facteurs qui, hélas, ne sont plus de mode. Alors comment, après cinq années au pouvoir, le phénix parviendra-il à de renaître de ses cendres? Par quel singulier destin un partisan de la démocrature accéderait-il légalement et pour la seconde fois à la présidence après un bilan si peu réjouissant?
Le «moderniste» Caïd Essebsi dans le giron des islamistes, «frères» de Rached Ghannouchi.
Agissements sournois et sombres manigances
En 2014, Béji Caïd Essebsi fut élu pour faire contrepoids aux islamistes afin de prémunir le pays contre la menace qu’ils représentaient alors. Deux années plus tard, il partagera le pouvoir avec le leader des islamistes Rached Ghannouchi et formeront ensemble un duo complexe d’autorité! Alors le caractère affectif, l’attachement à l’homme, l’émotivité des masses ignorantes pendant la précédente campagne, se retrouvent dévoyées face à un leader politique qu’ils estiment influençable, otage de sa famille, retors et sans scrupules.
À la lumière des nouvelles prérogatives inscrites dans la constitution, on s’attendait à un chef d’Etat qui aurait la bonne appréciation des choses et un jugement éclairé, dont l’activité se réduirait à organiser des entrevues, accueillir des chefs d’Etat étrangers, s’enquérir des questions sécuritaire, reconduire l’état d’urgence, présider les célébrations des fêtes nationales, signer des lois. Une bonne tisane, et au lit.
Or, Béji Caïd Essebsi a fait du palais de Carthage le lieu même du pouvoir, autrement dit des agissements sournois, des sombres manigances. C’est de là qu’il susurre, d’une voix confidentielle et enjôleuse, ses conseils ou ses menaces, monte des coups, cultive les intrigues de couloir, tire les ficelles, scelle les pactes, suscite des candidatures, et vire, à l’occasion, un Premier ministre devenu un peu trop confiant en lui-même. D’un lieu de renouveau des mœurs politiques, il en a fait un lieu de régression.
Aujourd’hui, Béji Caïd Essebsi, leader vieillissant qui, face aux nouvelles générations, n’incarne pas l’âge d’or mais le passé, souffre d’une érosion de popularité, car les images ont souvent un pouvoir supérieur aux paroles dans le domaine de la conquête et de la séduction politique.
L’indifférence progressive de la population à son égard semble sceller la déroute d’un homme affaibli, aussi bien par les appétits de ses adversaires politiques, l’ambition des nombreux candidats à la succession, que par l’exil forcé de ceux qui formaient naguère son avant-garde.
Il faut ajouter à cela les effets désastreux de ses interférences abusives et inconstitutionnelles dans la marche des affaires de l’Etat, en lieu et place des Premiers ministres, et qui le rendent tout aussi comptable du délabrement général du pays et des institutions de l’Etat. Comme l’admettent si bien les tribus polynésiennes, à «trop manger le pouvoir du gouvernement», il a ruiné sa légitimité.
Les certitudes du père et les ambitions du fils.
L’homme fait des projets et Dieu rit
En tant que personnalité appartenant à une époque révolue, celle du leader charismatique, à la fois visionnaire et exemplaire, dans laquelle le sacré n’est jamais dissocié de la politique, Béji Caïd Essebsi, qui n’a été qu’un grand commis de l’Etat, sans plus, ignore que l’image du pouvoir doit bénéficier nécessairement d’une épaisseur historique, que le prestige du chef de l’Etat dans nos pays doit s’inscrire dans la longue durée par la possession de signes distinctifs qui lui garantissent la légitimité par l’engagement personnel dans un objectif qui propose un avenir meilleur plutôt que le statut-quo ou la recul. Bref, que le pouvoir a pour principale source la poigne et accessoirement l’éloquence et la séduction.
Ceci étant dit, une candidature de Béji Caïd Essebsi ne manquera pas de soulever une question épineuse, lancinante : qu’adviendra t-il du valeureux rejeton, Hafedh Caïd Essebsi, qui s’est démené comme un diable pour se débarrasser de tous ceux qui, à Nidaa Tounes, pouvaient un jour lui porter ombrage? Comment ce jeune et astucieux combinard, aux immenses talents, se résignera-t-il à être privé de la fonction suprême que sa maman lui avait pourtant si patiemment et si amoureusement réservée? Comment pourrait-il assister impassible aux meetings et rassemblements qui permettront de faire réélire le futur boss? Réussira-t-il à supporter les chants des foules se ralliant d’enthousiasme à son papa, les refrains de l’hymne nationale grincés du matin au soir, qui lui entreraient dans la tête comme des coups de couteau? Enfin, survivra t-il politiquement jusqu’en en 2025?
Autre constat presque pervers dans la sphère des probabilités. En 2025, Mohamed Zine al-Abidine Ben Ali aura 19 ans. L’âge idéal pour commencer à s’initier à la politique. Il aura en plus l’insigne privilège de rassembler autour de lui tous les nostalgiques du régime de Ben Ali. Et ils sont nombreux. Un tel adversaire aurait alors toutes les chances de réussir une future carrière politique au plus haut niveau, car il possède deux sérieux atouts : il a été formé à bonne école et élevé dans les Lieux saints, ce qui n’est pas pour déplaire aux islamistes.
Cela étant, et comme dit le proverbe : l’homme fait des projets et Dieu rit.
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