Sept années après le «Printemps arabe», la récente grogne de la rue en Tunisie ne devrait pas être considérée comme une répétition de la révolution de 2011.
Par Safwan Masri *
Les émeutes qui ont secoué la Tunisie, ces dernières semaines, ne sont pas sans rappeler celles qui, il y a sept ans, ont suivi l’immolation par le feu d’un vendeur ambulant du nom de Mohamed Bouazizi. Ces troubles-là avaient été suivis par des soulèvements populaires à travers la région: c’était le Printemps arabe.
2011 et 2018, deux instants politiques différents
A cette époque comme maintenant, le monde assiste à cette colère des jeunes tunisiens qui sont descendus dans la rue pour revendiquer des emplois, pour mettre fin à la corruption et étendre les opportunités.
Certains observateurs estiment que les manifestations et la réponse du gouvernement sont un sérieux avertissement que la fin de l’expérience démocratique tunisienne est proche.
D’autres analystes se demandent si les performances civiques que le pays a réalisées – et qui sont reconnues comme une anomalie régionale et une source d’inspiration pour les autres nations arabes – ne doivent pas être reconsidérées. Les deux points de vue sont excessivement pessimistes. Ils ne tiennent pas compte de l’origine de l’actuelle vague d’agitation sociale, des opportunités qui existent pour la surmonter et des différences frappantes entre les deux instants politiques, 2011 et 2018. Il importe de faire une bonne évaluation.
Les émeutes de janvier 2018 n’ont rien à voir avec celles de janvier 2011.
L’expérience moderne tunisienne offre des leçons uniques et une somme d’espoirs non-négligeables pour tous ceux qui, ailleurs dans le mode arabe, cherchent à progresser. En 2010 et 2011, les émeutes en Tunisie étaient l’expression d’une opposition à un gouvernement dont les politiques, la corruption et la kleptocratie avaient provoqué des difficultés économiques et la marginalisation. La Banque mondiale a estimé que l’autocratique président Zine El-Abidine Ben Ali et sa famille avaient siphonné des caisses de l’Etat 13 milliards de dollars et que 21% des profits du secteur privé étaient générés par des sociétés appartenant au clan du président déchu. Sous le régime de Ben Ali, aucun effort de réforme économique n’avait été entrepris, ni aucun investissement dans le développement durable ou la création d’emplois.
Les mouvements de protestation auxquels nous assistons actuellement portent principalement sur les effets négatifs dans la vie de tous les jours des mesures d’austérité prises par le gouvernement et qui visent à régler un certain nombre de problèmes économiques structurels.
Les conditions imposées par le Fonds monétaire international (FMI) pour le décaissement d’une tranche du prêt de 2,9 milliards de dollars ont dicté une nouvelle Loi de Finances qui a introduit des taxes sur les ventes et les charges sociales, éliminé des subventions publiques, réduit la main-d’œuvre du secteur public et relevé l’âge de la retraite des fonctionnaires.
La société civile et les acteurs politiques tunisiens sont capables…
La hausse des prix nuisaient déjà les Tunisiens ordinaires qui, au 1e janvier dernier, ont découvert qu’il fallait face à une nouvelle augmentation des prix des carburants en six mois. Se sentant abandonnés par les perspectives offertes par 2011, les manifestants ne pouvaient plus attendre.
Le chômage se maintient au niveau élevé des 15% (et à plus de 30% parmi les jeunes); l’inflation a atteint 6,3% en novembre dernier; la croissance du produit intérieur brut (PIB) a à peine dépassé le 2% en 2017, après avoir stagné à 1% depuis la révolution. L’enveloppe salariale de la fonction publique représente ces intenables 14,5% du PIB, et le dinar tunisien a perdu, durant les deux dernières années, 25% de sa valeur par rapport à l’euro. Dire que les manifestations de ces derniers jours sont une répétition de ce qui s’est passé en 2011 est une erreur de jugement.
Que l’on s’y méprenne pas: il existe une différence frappante entre un régime corrompu et autoritaire et des problèmes économiques structurels. De plus, la société civile et les acteurs politiques tunisiens sont capables de s’unir autour d’un certain nombre d’objectifs nationaux. Ils ont réussi à se sortir de l’impasse politique dans laquelle s’était trouvé le pays en 2013 et, une nouvelle fois l’an dernier, ils ont donné la preuve de cette capacité lorsque les syndicats ont obtenu un accord avec le gouvernement sur l’offre d’un plus grand nombre d’emplois dans le secteur pétrolier et l’établissement d’un fonds d’investissement régional.
Depuis la révolution, les Tunisiens ont réussi le pari de la démocratie électorale, ils ont mené à bien de multiples transitions de pouvoir pacifiques, adopté une constitution laïque, approuvé de faire progresser les droits des femmes et établi les libertés d’expression et de la presse. Si ces acquis, uniques dans le monde arabe, sont maîtrisés et mis à profit, ils pourront être la planche de salut de la Tunisie.
La Tunisie a besoin de réussir sur le plan économique ce qu’elle a pu accomplir sur le plan de la protection des droits démocratiques de ses citoyens. Cet esprit du compromis, du débat et de la recherche du consensus qui a guidé le pays jusqu’ici peut sauver l’unique success story dans une région autrement dévastée.
Texte traduit de l’anglais par Marwan Chahla
* Safwan Masri est professeur et vice-président de la Columbia University de New York. L’été dernier, il a publié un essai sur l’expérience démocratique tunisienne, sous le titre ‘‘Tunisia: An Arab Anomaly’’.
**Le titre est de l’auteur et les intertitres sont de la rédaction.
Source: ‘‘Financial Times’’.
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