Depuis le soulèvement populaire de janvier 2018 en Iran, où les factions du pouvoir, «modérés» et «conservateurs», ont été rejetés dos-à-dos pour leur gestion catastrophique et la répression étouffante instauré depuis 39 ans, la question de l’alternative est au centre du dossier iranien.
Par Hamid Enayat *
Qu’adviendra de l’Iran en cas du renversement du régime? Une autre catastrophe politique et humanitaire nous attend au prochain tournant? Allons-nous voir empirer la situation de ce peuple déjà éprouvé par la calamité du régime religieux?
Ces inquiétudes légitimes sont partagées tant par les acteurs du changement démocratique en Iran, que la communauté internationale qui ne souhaitent voir la répétition des capharnaüms irakien, libyen ou syrien.
Ce sont des réformes en douceur et en profondeur du système iranien, venant de l’intérieur même du régime, qui seraient souhaitables. Cette perspective, à l’instar des «révolutions de velours», permettrait une transition contrôlée et pacifique vers la démocratie.
Le cas iranien
La tentation de réforme a longtemps effleuré le pouvoir iranien, même au temps de Khomeiny en personne. Après sa mort, le régime théocratique a vécu l’expérience de trois présidents qualifiés de pragmatiques et, pour certains, de réformateurs, chacun pendant deux mandats. Il s’agit de Rafsandjani, Khatami, et enfin Rohani. Entre Khatami et Rohani, le turbulent Ahmadinejad est venu troubler le paysage. Mais en faisant un bilan on serait amené à croire que ce penchant pour la réforme serait un leurre. Aucun fait concret n’atteste d’une réforme réussie, ni en matière sociale, ni économique, ni des libertés individuelles, ni pour les droits de l’homme, ni pour la statue des femmes… Le régime étant fondée sur la suprématie d’un Guide suprême islamiste est donc par essence irréformable, comme l’atteste ses quarante ans d’existence.
Le slogan phare de la révolte de janvier : «Réformateurs, conservateurs, votre jeu est terminé», est venu confirmer cette réalité que la société iranienne a franchi une étape cruciale dans sa manière d’envisager l’avenir. Elle a intégré définitivement cette idée qu’il est vain de fonder les espoirs sur les factions au sein du régime, qui ont usé du jeu de dupe pour prolonger leur pouvoir en manque de légitimité. Le renversement du régime par une insurrection populaire reste dont une option envisageable, voire même la seule solution, aux yeux des Iraniens de la rue.
Ceci va-t-il nous mener au chaos? Les acteurs du mouvement pour le changement sont pour leur part, plus optimistes pour l’avenir. Selon eux, le cas iranien présente plusieurs particularités qui renforcent la confiance dans les capacités de la société iranienne pour une transition ordonnée vers la démocratie après la chute du régime.
La principale particularité du contexte iranien, c’est la richesse des expériences de luttes qui caractérise son histoire depuis plus d’un siècle. Ce qui lui permet aujourd’hui de se prévaloir de mouvements politiques expérimentés, organisées et profondément attachés aux valeurs de modernité et de démocratie.
Contrairement à d’autres pays de la région, dont le tissu social est basé sur des rapports tribaux et qui a conduit à l’éclatement des rivalités ethniques et le morcellement du pays consécutif à la chute du pouvoir central, il y a chez les Iraniens une identité spécifique qui en fait une nation soudée par une histoire commune plurimillénaire, même si composées de diversité ethniques. Ce fort sentiment d’identité et cette conscience d’appartenir à l’une des plus vieilles civilisations du monde, renforcent la cohésion sociale d’un peuple qui a traversé plusieurs révolutions et bouleversements sociaux sans jamais se déchirer.
Doté d’une population instruite avec une élite intellectuelle développée et moderne, l’Iran est le premier pays moyen-oriental à faire une révolution en 1906 et à se doter d’une constitution démocratique. L’aventure émancipatrice du peuple iranien qui débuta au siècle dernier, avec la révolution constitutionnelle, puis le mouvement du Premier ministre Mohammad Mossadegh pour la nationalisation du pétrole en 1953 et enfin la grande révolution de 1979 qui renversa l’ordre monarchique, a enrichi profondément l’expérience politique de son élite. Celle-ci, influencée à la fois par la culture chevaleresque millénaire de générosité persane et de résistance à l’injustice, et traversé par les valeurs des Lumières dont la portée universelle ont débordé l’Europe pour irriguer les peuple du monde, n’a eu de cesse depuis plusieurs décennies à œuvrer à la réalisation de l’idéal iranien d’une société plus juste.
La résilience d’une alternative en racinée
Cette quête perpétuelle de liberté a culminé en 1979 au renversement de la dictature du chah et laissé espérer l’instauration d’un système républicain démocratique ouvrant la voie à une ère de progrès et de prospérité. Les forces démocrates et libérales s’unirent alors pour proposer une alternative différente de celle des intégristes dominant le pouvoir. Cette initiative gagna rapidement en popularité au point de menacer l’emprise du pouvoir clérical.
Après la rupture de juin 1981, quand la manifestation pacifique d’un demi-million de personnes à Téhéran pour la sauvegarde des acquis de la révolution de Février fut baignée dans le sang, l’Organisation des Moudjahidine du Peuple (OMPI), la principale force d’opposition, appela à l’unité d’action des opposants, qui se réunirent au sein du Conseil national de la résistance iranienne (CNRI). Cette coalition a alors commencé à incarner l’alternative démocratique au régime de mollahs. Fort de son assise populaire, son enracinement dans l’histoire iranienne [l’OMPI se déclarant les successeurs des Moudjahidine de la révolution constitutionnelle de 1906 (1) et les fils spirituels de Mossadegh (2)], son attachement au principe de la souveraineté populaire et sa disposition à payer chèrement le prix nécessaire en sacrifice et abnégation de ses membres, l’OMPI a pu survivre, contre toute attente, à la dureté de la répression (100.000 exécutions politiques) et progresser dans la voie de l’articulation de l’alternative.
La coalition de l’opposition formula un programme pour «l’Iran libre de demain», basé sur le suffrage universel, l’Etat de droit, le pluralisme, la laïcité, l’égalité des genres et le respect des minorités. Un plan détaillé d’un gouvernement provisoire de six mois qui doit permettre l’organisation d’élections libres (sous la supervision des Nations unies) pour la nouvelle assemblée constituante.
Jouant pleinement son rôle d’alternative politique responsable, le CNRI présente également des programmes politiques spécifiques pour répondre aux problèmes du pays après le renversement de la dictature : notamment un plan de gouvernement provisoire, un plan sur la «séparation de la religion et de l’Etat», un plan sur l’«Autonomie du Kurdistan d’Iran», une «déclaration en 13 points sur les Droits des femmes».
Le CNRI a élue comme future présidente de la république pour la période de transition, une femme, Maryam Radjavi qui depuis tient le flambeau de la résistance et a favorisé la montée des femmes dans la direction de la Résistance.
Le CNRI compte 500 membres, représentant non seulement les cinq organisations d’opposition au régime, tel que l’OMPI ou les Fédayins du peuple, mais également les minorités ethniques et religieuses, kurde, Baloutches, Arméniens, chrétiens, juifs, zoroastrien. Ces travaux s’organisent à partir de 25 commissions qui seraient appelées à contribuer à la gouvernance du pays pendant la période de transition indispensable.
Le renversement du régime en perspective
Sa pérennité, le CNRI le doit à sa base sociale. Des groupes de jeunes désillusionnés par le régime, les femmes excédées par la misogynie des mollahs et d’autres secteurs désenchantés de la société, sont de plus en plus nombreux à rejoindre les «cellules insurrectionnelles» qui foisonnent à travers le pays.
Grâce à ses moyens de communication efficace, ses moyens de mobilisation sur les réseaux sociaux, les campagnes coordonnées d’actions sur le terrain, qui s’expriment des activités d’affichage et de slogans tagués sur les murs des villes régulièrement, la Résistance est doté aujourd’hui d’une force de frappe considérable qui hante le régime. Ces foyers de résistance, par leurs méthodes d’actions directs et indirects, ont montré leur efficacité notamment lors du soulèvement de janvier 2018, mais également dans la gronde populaire qui ne s’est pas éteint depuis.
Les autorités du régime n’ont cessé depuis le début de l’année de dénoncer le «rôle moteur» joué par les «monafeghine» (hypoctites, terme péjoratif pour désigner l’OMPI). Le président du régime iranien, Hassan Rohani, a même appelé le 2 janvier dernier le président Macron pour lui demander d’interdire les activités d’un «groupe terroriste iranien basé en France» pour «son rôle néfaste» dans les manifestations en Iran.
La plus haute autorité du régime, le Guide suprême des mollahs Ali Khamenei, a pris la parole le 9 janvier 2018 pour pointer du doigt «l’ennemi de l’intérieur» : «Depuis plusieurs mois les Monafeghine s’étaient organisés, allant rencontrer telle ou telle personne, identifiant des gens dans le pays pour leur demander de les aider, pour qu’ils s’emploient à lancer des appels à la population et entraîner la population avec eux».
Si en l’absence d’élection libre, on ne peut trancher sur la représentativité réelle du mouvement, on peut cependant remarquer que les Iraniens sont nombreux à voir dans le CNRI le seul mouvement structuré capable d’organiser le renversement du régime. Alors que ses sympathisants sont durement réprimés à l’intérieur du pays, le mouvement se manifeste cependant régulièrement lors d’immenses rassemblements en dehors d’Iran. Le mois prochain à Paris ils seront nombreux à faire valoir «l’Alternative» lors du rassemblement annuel de la diaspora à Villepinte au nord de Paris. L’an dernier ils étaient des dizaines de milliers d’Iraniens à se joindre à l’appel de la Résistance «pour un changement de régime».
À travers la campagne de désinformation, le régime iranien cherche à convaincre que c’est le chaos qui attend l’Iran. Qu’il n’y a pas d’alternative viable et qu’il faut composer avec les mollahs. Mais l’Iran n’a pas besoin d’une invasion militaire étrangère pour se libérer du joug islamiste. Le peuple iranien s’en chargera, il en a la volonté et l’instrument. Les pays occidentaux devraient se mettre à l’heure iranienne.
L’époque de croire dans un mirage «réformiste» est révolu. Soutenir le combat pour le changement démocratique que mène dorénavant la nation iranienne contre le pouvoir islamiste est peut-être la meilleure voie pour mettre fin à la crise iranienne.
Un pas nécessaire est la reconnaissance du CNRI comme alternative démocratique au régime. C’est nécessaire pour compenser la politique de complaisance de ces dernières décennies qui a permis aux mollahs de survivre si longtemps. C’est nécessaire pour accélérer la libération du peuple iranien du joug de la dictature, c’est nécessaire pour la paix et la prospérité dans la région.
* Journaliste iranien basé à Paris.
Notes :
(1) La révolution constitutionnelle persane contre le règne despotique des rois Qadjar commença en 1905 et dura jusqu’en 1911. Elle eut pour conséquence la fondation d’un parlement en Iran.
(2) Le gouvernement de Mohammad Mossadegh qui gouverna l’Iran de 1951 à 1953, date de son renversement par un coup d’État de la CIA, introduit un ensemble de réformes sociales et politiques progressistes. Il tente d’instaurer une démocratie laïque et préserver l’indépendance du pays face aux puissances étrangères. La décision la plus notable prise sous son administration a été la nationalisation de l’industrie pétrolière, sous contrôle britannique.
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