La corruption en Tunisie ne peut être combattre qu’en délégitimant dans l’imaginaire populaire et l’inconscient collectif tout ce qui l’alimente et qui en arrive même à donner à la mafia un brevet de légitimité auprès du peuple.
Par Farhat Othman *
L’imaginaire populaire, tout autant que l’inconscient collectif, est reconnu aujourd’hui comme étant une structure anthropologique éminente. Tout y prend forme avant de se manifester dans la conscience et s’y transformer en actes, actions et comportement. C’est bien l’inconscient qui commande le conscient humain, et c’est l’imaginaire que l’on se fait d’un phénomène qui lui donne sa réalité.
Aussi, quel serait l’imaginaire populaire de la corruption, ce monstre qu’on dit officiellement vouloir combattre ? Le décrypter, c’est assurément aider à ce que réussisse un tel combat. Car ce sera bel et bien un rude combat comme on le verra, supposant une véritable nouvelle prouesse herculéenne pour en venir à bout, l’ennemi étant intime, niché au creux de nos mentalités. Il n’est même pas simplement intime, mais est aussi au plus près de nous et quasiment irrésistible avec des racines qui échappent au strict champ d’action nationale, générant un comportement quasi conditionné irrépressible du fait des réalités actuelles de la mondialisation.
Fatalité de la corruption
La corruption est perçue populairement comme fatale, puisqu’elle est vue non seulement comme généralisée au pays, mais aussi être le fait de qui est censé donner l’exemple de l’intégrité : les notabilités du pays et ses autorités publiques. Qui donc paye honnêtement et régulièrement ses impôts en dehors des Tunisiens soumis au prélèvement à la source, et donc les plus pauvres? N’a-t-on pas vu récemment le branle-bas des avocats refusant l’assainissant de la gestion de leurs honoraires? Et quelle justice y a-t-il dans le système fiscal qui brime les moins fortunés ou les plus rétifs au sport national qu’est devenue la fraude?
Cette dernière n’est pas que fiscale, puisque quasiment tout le monde fraude ou se sent encouragé à le faire ou estimant nécessaire de s’y adonner. Il est même une sorte d’encouragement quasi systémique à cela avec le calcul des tarifs publics comme s’ils étaient taillés sur mesure pour qu’on arrondisse les montants, et jamais à la baisse bien évidemment. Or, les petites sommes accumulées font ce qui peut constituer une fortune pour qui est chargé de percevoir ces tarifs saugrenus au vu du montant dérisoire de sa paye; c’est bien comme si l’on encourageait ces gagne-petits à se rattraper par une telle opportunité.
Ce qui encourage aussi la perception généralisée de cette fatalité est surtout la persistance des injustices flagrantes dans les administrations, aggravées depuis le 14 janvier 2011 par ce qu’on a appelé justice transitionnelle. C’est que la supposée révolution n’a profité qu’à certaines catégories de citoyens, affidées à des idéologies politiques, surtout l’islamiste, et qui ont toutes obtenu des privilèges exorbitants malgré leurs méfaits au vu de la législation de l’ordre déchu. Or, certaines personnes parmi elles n’ont pas seulement défié politiquement cette législation, mais commis des crimes relevant du droit commun.
Cela ne les a pas empêchées de faire partie des bénéficiaires de l’amnistie et d’être même réintégrées dans la Fonction Publique, au même moment où des fonctionnaires intègres, n’ayant en rien enfreint la loi, ni politiquement ni pénalement, sauf de s’être opposés à l’ancien régime corrompu, peinent toujours à obtenir pareille réintégration bien qu’elles ne demandent nulle réparation financière, juste le droit de servir leur patrie un pays en manque de compétences. Par exemple, l’annulation de ces décisions injustes dont l’administration d’ancien régime était coutumière.
Rappelons-le encore tellement c’est grotesque! Depuis 2011, 10.000 anciens détenus pour le moins ont bénéficié de l’amnistie générale et près de 6.000 d’entre eux (5.647 exactement) ont été recrutés dans la fonction publique par décision gouvernementale en 2012, et 3.646 ont reçu des sommes de 6.000 dinars chacun soit 119 millions de dinars tunisiens (MDT) pour les 2.729 des anciens détenus intégrés dans la fonction publique.
Amoralité de la corruption
Du fait de sa généralisation, la corruption dans l’imaginaire populaire est de la sorte passée de l’immoralité à un état d’amoralité; elle n’est plus ce qui est contraire à la morale ou qui ne respecte pas les principes moraux, mais juste ce dont la morale est faible ou en faisant fi. L’amoralité est ainsi une sorte de manque de tact, une conduite certes pas conseillée en théorie, mais nullement répréhensible dans la pratique.
Que dire d’autre quand on voit le silence total des autorités sur les dépassements ci-dessus évoqués et l’inertie face aux injustices flagrantes envers les compétences, n’arrivant pas encore à voir reconnaître l’injustice de l’ordre ancien comme si on la validait, comme si l’administration actuelle n’en est que le parfait prolongement ?
Que dire quand on voit comment on occulte la politique d’envoi de nos jeunes sur les champs des conflits armés au nom d’une fausse guerre sainte qu’on se refuse à déclarer forclose en un islam où ne demeure que le jihad majeur, l’effort sur soi ? Que dire quand on voit le chef du parti islamiste blanchi, par un tour de passe-passe juridique, de tous ses anciens méfaits bien que n’étant pas tous que des crimes d’opinion ou strictement politiques, ayant emporté trouble effectif, direct ou indirect de l’ordre public ? Que dire, alors que dans le même temps, on n’amnistie pas pareillement ceux qui n’ont rien commis de répréhensible comme lui, ceux dont on a ruiné la vie pour un joint, une relation sexuelle hors mariage ou avec le même sexe, ou pour avoir consommé de l’alcool ou échangé juste un baiser en public?
L’amoralité s’affiche partout et est non seulement tolérée, mais entretenue également par ces lois scélérates qu’on n’ose abolir par manque de courage, intérêt politique ou financier (tels ces avocats tenant aux lois sur l’homophobie ou la pénalisation du cannabis) ? On accepte une telle immoralité, car elle se prétend n’être que de l’amoralité relevant de la pratique politique à l’antique commandant de jouer au lion et au renard à la fois, d’être roublard et menteur, goujat même.
Une telle politique n’ayant rien à voir avec l’éthique, cette amoralité édifiée en système, est inadmissible de la part de qui se prétend honorer les valeurs de l’islam. C’est le cas du parti islamiste qui continue à manœuvrer, simuler et dissimuler, au point de dire la chose et son contraire. Ainsi, dans sa lettre au président de la République, sous l’influence de ses soutiens occidentaux et pour compenser son refus de l’égalité successorale, Ennahdha a bien déclaré ne pas s’opposer à l’abolition de l’homophobie et la levée de toutes les restrictions en matière d’alcool, consommation y compris en toute liberté, même vendredi et durant ramadan; pourquoi donc ne le dit-il urbi et orbi? Pourquoi ne pas publie-t-il pas enfin cette lettre?
Relativité de la corruption
L’attitude envers les lois scélérates de l’ancien régime est une preuve supplémentaire que la notion de la corruption est devenue relative, puisque l’on s’en fait, de plus en plus, une conception d’un phénomène relativisé. On pense, par conséquent, que le recours à la corruption n’est pas absolu, qu’elle ne doit pas être jugée en soi, mais impérativement par rapport à autre chose, devant être, par exemple, reliée aux lois injustes, légales et psychosociales, qui l’imposent. Ayant ainsi une valeur relative, la corruption mue en cette unique façon de survivre pour certains dans un pays et/ou monde où domine une corruption plus grande et qui reste, elle, intouchable.
Par conséquent, bien que la société tunisienne actuelle soit gangrenée par cette corruption, que des mafias religieuses et profanes y agissant, quiconque attentif à la socialité de base du pays ne peut que noter que l’on donne dans la Tunisie profonde à la mafia une autre signification que celle, péjorative, de coterie secrète servant des intérêts privés par des moyens plus ou moins illicites. On estime donc, par exemple et par extension, que la mafia qui est un groupe occulte, serait qu’un groupe de pression qui n’est, au final, qu’une mafia certes pas nécessairement occulte, mais agissant et servant des intérêts pas toujours avoués ? C’est bien une telle réalité du sens premier, non péjoratif, de la mafia que véhicule le sens populaire amené par sa conception relativisée de la corruption; ainsi, la mafia ne serait plus qu’une sorte de groupe de pression postmoderne et la corruption, son oeuvre, une contre-politique populaire. Cela permet à la mafia tunisienne, surtout constituée des barons de la contrebande, de prospérer en étant vue comme un facteur positif contribuant à faire tourner une économie parallèle se substituant à une solidarité officielle défaillante.
Notons, à ce propos, que le mot mafia signifiait en sicilien : hardiesse et vantardise; or nous savons ce qu’il y a dans l’imaginaire populaire tunisien de la déférence à tout bandit osant défier l’État; on lui trouve quelque chose de Robin des bois ou d’un gentleman cambrioleur. Certes, la mafia est désormais une organisation criminelle qui n’est plus d’origine sicilienne ayant essaimé dans le monde et ses activités ne sont plus exercées à l’ancienne, par des clans familiaux soumis à une direction collégiale occulte; toutefois, la famille d’antan a un sens plus large et son action repose toujours sur une même stratégie d’infiltration de la société civile et des institutions. Que font donc les partis, en Tunisie et dans les pays sans lois démocratiques, sinon de s’adonner à une telle activité de manière légale? N’est-ce pas ce que fait le parti islamiste cherchant à islamiser en douce le pays ?
Aujourd’hui, bien plus que d’être simplement une association criminelle d’envergure par sa structure et ses procédés, la mafia est une réalité sociale se distinguant par un dehors lisse et des actions de solidarité sociale, autant d’investissement utile pour justifier ses menées politiques et idéologiques occultes. Y a-t-il grande différence avec les multinationales en notre monde devenu un immeuble planétaire et leur prolongement partisan dans le Tiers-monde ?
Or, le sens péjoratif de groupes occultes de personnes se soutenant dans leurs actions et intérêts par toutes sortes de moyens est au cœur même de la démocratie ; il y a juste l’aspect occulte qui est de nature à tracer une mythique ligne de démarcation, car il n’est pas nécessaire d’apparence pour que l’inapparence soit effective.
Notons, pour finir, que dans la Grèce antique, la fortune et ses privilèges étaient reconnus et protégés par la loi même (par ce qu’on nommait évergétisme); ne nous faut-il pas, pour mieux combattre la corruption ainsi relativisée, sortir de notre hypocrisie en reconnaissant l’état de fait de la réalité mafieuse de la politique en terre sans droit, livrée aux appétits débridés d’un capitalisme de plus en plus sauvage ?
Ne faut-il pas instituer une sorte d’obligation d’évergétisme s’imposant aux mafiosi locaux, les amenant à contribuer par des dons aux cités où ils font leurs profits, afin de les garantir tout autant que de gagner quelque moralité en perdant sa relativité ?
* Ancien diplomate et écrivain.
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