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Lettre au président de la République Béji Caïd Essebsi

Monsieur le Président, de grâce annoncez votre départ avant terme… C’est désormais tout ce que vous pouvez faire pour la Tunisie.

Par Assâad Jomâa *

Ceux qui vous connaissent bien, ou ont appris à vous connaître, ont très bien senti, lors de votre dernière apparition télévisuelle, que, pour vous, quelque chose était irrémédiablement brisée. Vous qui êtes si volontariste, résolument tourné vers le futur, n’employant le passé que pour dresser une parabole, souligner une métaphore, ou bien tirer quelque enseignement… Pour la première fois, on sentait bien que vous éprouviez certaines difficultés à projeter votre propos et votre raisonnement dans quelque avenir, fut-il proche.

Usage incertain de l’article 99 de la constitution… Candidature aux présidentielles de 2019 non moins hypothétique… Avenir tout aussi flou de votre première œuvre poste-révolutionnaire : la création de Nidâa Tounès… Il n’est pas jusqu’aux contours de la destinée politique de votre propre fils qui ne soit apparue, au gré de vos propos, plus qu’improbable.

Le fait, venant de vous, est d’autant plus inattendu que tous ceux qui vous ont approché savent pertinemment que vous êtes un homme d’action. Que penser dès lors de ce BCE étrangement tétanisé ?

Serait-il meurtri par les trahisons des plus proches ? Ou bien son amertume serait-elle la résultante de l’ingratitude des fils prodigues ? À moins qu’il ne soit plus simplement écœuré par la versalité des hommes ?
Tout ceci à la fois, et plus encore peut-être.

Seulement, notre «bajbouj» national en a vu d’autres du haut de ses trois quarts de siècle de pratique politique. Notre vieux briscard ne saurait se laisser sentimentalement transporter par quelques déconvenues de parcours. En homme aguerri, il aurait tôt fait de remonter la pente. Le problème est donc ailleurs.

Effectivement, l’origine du sentiment de lassitude qui se dégageait du verbe et de la gestuelle du personnage était à l’évidence plus essentielle. Il faudrait, en effet, remonter à ces années durant lesquelles le jeune Béji Caïd Essebsi (BCE) s’escrimait encore à la pratique politique… aux côtés d’un mentor hors du commun, j’ai nommé Habib Bourguiba. Le jeune loup était en extase en présence de cette haute stature historique… jusqu’au jour où il fit cession sous la houlette d’un certain Ahmed Mestiri.

L’histoire officielle, tâtonnante, retiendra approximativement qu’il était question du rejet du «Combattant Suprême» de toute ouverture politique aux autres mouvements idéologiques. En fait, le refus de Bourguiba n’était pas essentiellement destiné à l’encontre de la gauche tunisienne, il avait appris, au fil du temps à faire commerce avec eux, mais essentiellement à l’encontre des islamistes. C’est que le «Leader» savait, expérience faite tout au long du périple indépendantiste, de quel bois les pieux islamistes, ceux de la Zitouna tout particulièrement, se chauffaient. Il avait même été contraint par ces puissants, et non moins notables, adversaires à faire profil bas en de maintes occasions. Et, ironie de l’Histoire, c’est en usant de cette carte qu’un certain Ben Ali fomenta son putsch médicalisé du 7 novembre 1987 contre son bienfaiteur.

Tout ceci les proches de «Si Lahbib» le savaient, y compris BCE. Seulement, l’orgueil n’est-il pas l’un des sept péchés capitaux. Pensant, sans doute, être prémuni par l’expérience politique accumulée au fil des ans contre le venin intégriste, BCE, nouvellement élu, surprit l’ensemble de son entourage en s’alliant aux «khouanjiya». Ceux-ci abandonnés par leur principal protecteur planétaire et décriés au plan intérieur, ne demandaient pas mieux que de se mettre au vert pendant un certain temps. Ils mirent à profit les quatre ans qui nous séparent de l’an de grâce 2014 pour se redéployer et fourbir leurs armes pour une seconde manche avec les «hadathiyyîn» (modernistes), tels qu’ils désignent leurs adversaires. S’estimant fins prêts pour un nouveau tour, ils tiennent depuis plusieurs mois la dragée haute à leur bienfaiteur. Désagrégeant au passage sa majorité parlementaire, son parti politique, la loyauté du Chef du Gouvernement, nommé par lui envers et contre tous… et probablement un jour prochain, ses propres liens familiaux.

En conclure que Bourguiba avait pressenti le danger que présentaient ces «pieux musulmans» à l’encontre de l’avenir de la Tunisie serait pécher par euphémisme. Il est, cependant, certain aujourd’hui que notre actuel Président de la République est parfaitement édifié sur la réalité de la menace que font peser les intégristes locaux sur la pérennité de l’Etat Tunisien, auquel du reste ils n’y ont jamais cru.

Or, Laisser les choses en l’état, comme annoncé lors du dernier discours du Chef de l’Etat reviendrait à leur remettre les clés du pouvoir. Soit en étant affublés du novice Youssef Chahed, soit en faisant cavaliers seuls. Forts de la légitimité électorale, ils deviendraient, au sens propre comme au figuré, totalement inabordables. Ce qui augurerait de lendemains plus que désenchanteurs pour cette pauvre Tunisie. Aventuriers tels qu’ils nous en ont administré la preuve à maintes reprises, leur règne risquerait de se conclure non pas par un magnifique feu d’artifice, mais par un destructeur feu meurtrier.

Aussi, Monsieur le Président, votre devoir de patriote exige de vous, à l’exemple d’illustres hommes d’Etat tel que le Général De Gaulle, d’annoncer la fin de votre présidence avant même que votre mandat n’arrive à son terme. Vous permettriez ainsi une prise de conscience collective de la gravité de la situation et une évolution, grâce aux forces vives du pays, vers une éventuelle solution.

À défaut, vous couvririez de votre autorité, l’actuel maintien au pouvoir et, à terme, l’accession non démocratique, ayant précisément contrevenu aux règles démocratiques, de sectaires qui non seulement ne croient pas au jeu démocratique, mais y sont, doctrinairement, radicalement opposés.

Monsieur le Président, ne donnez pas à ces ennemis des valeurs modernes, y compris démocratiques, l’occasion de se dissimuler derrière l’apparat de la légitimité des urnes, ils seront alors non seulement délogeables, mais ils n’en deviendront que plus vindicatifs. L’Histoire retiendra de vous l’image d’un homme d’Etat qui a sacrifié son sort personnel pour sauver son pays de la nébuleuse obscurantiste. Permettez aux forces vives du pays de lutter à armes égales avec cette Piovra intégriste.

Vive la République tunisienne… Vive Carthage forte de ses trois millénaires de civilisation.

* Universitaire.

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