En un pays dont la jeunesse se meurt à petit feu, l’on assiste à une mise aux abois des institutions de la présidence de la République, du gouvernement et du parti islamiste. Tous les coups sont permis sur des vérités à révéler ou occulter, autant d’armes de survie.
Par Farhat Othman *
Comme dans la vie, il n’est pas plus dangereux en politique qu’une mise aux abois; aussi, la meute qui assaille la bête prise au piège doit-elle être vigilante, surtout quand la bête est blessée, qu’elle est réputée rusée, ayant plus d’un tour dans son sac; et que vient renforcer, éventuellement, une malice à en revendre chez les assaillants, sinon même de la complicité parmi eux.
Si aujourd’hui le parti Ennahdha est bel et bien aux abois, acculé sur nombre de dossiers périlleux traînés, guère plus seulement comme des boulets, mais bien en bombes à retardement, il n’a fait que se substituer, en une telle situation inconfortable, à son meilleur ennemi, le président de la République. Celui-ci monte d’autant mieux au créneau, en feignant s’apprêter à lui donner l’estocade, qu’il a quasiment enduré les affres d’une détresse similaire. Qu’en sera-t-il donc de cette guéguerre entre deux titans de la politique, Béji Caïd-Essebsi et Rached Ghannouchi, condamnés à s’entendre sur le dos d’autrui, celui du peuple, mais aussi du chef du gouvernement? Et quid de ce dernier, petit Poucet qui n’a pas arrêté de grandir et fausser les calculs des deux grands depuis un temps? Saura-t-il leur damer le pion?
L’odeur de la meute
Incontestablement, à trop avoir tergiversé dans sa mue inévitable en démocratie islamique, le parti islamiste est en train de manger son pain noir. Que d’occasions perdues pour se positionner en héraut des droits et des libertés ! Certes, rompu aux volte-face, il peut toujours tourner casaque, mais dans de bien mauvaises circonstances. C’est d’autant plus évident que le président de la République, revenu de ses errements ou en modifiant juste la trame, a solennellement annoncé la rupture du consensus qui lui profitait autant qu’à ses supposés adversaires. Accusant celui qui était jusque-là son meilleur partenaire au pouvoir d’être responsable de l’échec de leur entente, il a toutefois montré n’user encore que de la règle de la défense en meilleure attaque. Aussi, bien que sortant la batterie lourde, cela laisse la porte entr’ouverte à un possible retour à l’entente, présageant qu’il s’agirait actuellement moins de guerre que de coups de semonce afin de ramener à la raison son partenaire qui s’est allié à celui qui est devenu un adversaire, le chef du conseil. Car l’ayant choisi, et donc fait en quelque sorte, BCE entendait garder le droit de le défaire, le retrait de son appui valant destitution.
On sait BCE capable du meilleur comme du pire; il est bien en mesure à la fois de tendre vers l’idéal, mais sans se détacher des réalités, y compris les réflexes, qui sont bien terre-à-terre, sinon vils; tel ce devoir quais sacré, puisant dans l’antiquité de la solidarité organique, de voler au secours de son fils envers et contre tous, l’esprit de famille le commandant. Aussi a-t-il été mortellement touché dans son orgueil par la fin de non-recevoir opposée à son souhait de se débarrasser du chef du gouvernement par Rached Ghannouchi. Ce dernier a cru bien jouer en contrariant le chef de l’État tout en espérant maîtriser Youssef Chahed qu’il estimait soutenir comme la corde le pendu. Or, ce point de vue, déjà contesté au sein même du parti Ennahdha par ses opposants de plus en plus nombreux, et même par certains de ses plus proches conseillers, ne reflète pas parfaitement la réalité, le chef du gouvernement ayant montré être loin de se réduire à la marionnette qu’on veut faire de lui. Aussi, malgré les apparences trompeuses, il est bien capable de faire de même avec l’alter ego islamiste ayant eu l’heur de mettre hors de lui le chef de l’État mortellement touché psychologiquement, et ce tant sur le plan personnel qu’officiel.
C’est probablement ce qui l’a décidé à sortir le grand jeu. Et c’est, en quelque sorte, la part la meilleure en lui qui se réveille d’un coup, en usant avec ostentation pour faire oublier ses faiblesses passées de s’être laissé aller à la plus mauvaise portion de sa personnalité double, esprit alerte et clairvoyant, malgré ou grâce au poids des années, mais aussi animal politique, ce qui préserve en lui la part bestiale qui se préserve particulièrement chez l’humain gâté par le pouvoir. Se sentant donc, en son point le plus faible, à la fois humilié par M. Chahed et blessé par son ennemi islamiste, partenaire au pouvoir et même frère en politique politicienne, cela a été jugé impardonnable par BCE, touchant son amour propre, ce talon d’Achille, érigé en magistère politique, et pour le moins moral, une incarnation de l’autorité de l’État en somme. L’État tel qu’il l’a connu, bien évidemment; peu importe donc qu’il ne cadre plus avec les impératifs d’un monde qui a changé, imposant une nouvelle vision de la chose politique. Or, le jeune chef du conseil est bien mieux placé politiquement et psychologiquement, ne serait-ce que du fait de son âge, pour être en phase avec la nouvelle donne au pays.
Pour cela, Ennahdha a bien raison de se sentir en péril; ce dont rendent compte les dernières déclarations de ses dirigeants manifestement aux abois. N’ayant plus le parapluie présidentiel pour l’abriter, le parti islamiste se sent nu comme un ver au moment où commence à souffler le blizzard; une voix autorisée d’Ennahdha l’a bien signalé, M. Ben Salem en l’occurrence. Aussi, il est fatal de s’attendre de la part du gourou islamiste à des initiatives hardies, qu’on espère pour le meilleur du pays, mais qui peuvent tout autant être pour le pire, hélas; car on sait de quoi est capable l’animal se retrouvant en une telle situation; il est bien le plus dangereux. Ce que confirment, au reste, les propos de certains responsables islamistes bavards ne résistant même pas à user de menaces franches. Après le député qui a parlé de mort instantanée pour quiconque oserait s’attaquer à Ennahdha, une grosse pointure du saint des saints du parti, le conseil de la Choura, a rappelé à qui l’aurait oublié que le parti islamiste a une nature démoniaque en puissance en lui, inactivée en quelque sorte, qu’il serait sage de ne pas réveiller.
Tout se passerait comme si Ennahdha était ce démon des Mille et une nuits dont les turpitudes se doivent de rester enfermées dans le bocal où il se cache, les gardant à jamais cachées, bien au secret; car, si l’on venait à les étaler au grand jour, ce serait bien comme si l’on ouvrait la boîte de Pandore, laissant du coup s’échapper, tout autant le démon que les pires calamités dans le pays.
Il ne s’agit certes que de menaces, puisque le proverbe populaire conseille de faire plutôt peur au loup que de chercher à le tuer. Et on sait l’importance chez les loups de l’odeur de la meute, c’est-à-dire ce sens de solidarité grégaire. Aussi, le sûr est qu’Ennahdha ne manquera pas d’aller dans le sens de cet autre loup blessé qu’est le président de la République, finissant même par lâcher son protégé, Youssef Chahed. Pour cela, il usera volontiers de l’argument gardé sous le coude, à savoir qu’il n’a pas déféré à son commandement de ne pas briguer la présidentielle. Aussi, M. Chahed n’a pas tort de se méfier de son meilleur ami, le jugeant tout autant comme un ennemi, pensant déjà aux parades utiles en termes institutionnels avec son futur parti en gestation.
Championnat des droits individuels
En songeant, avec raison, à son avenir national, mieux au service de la patrie, Youssef Chahed serait bien inspiré de ne pas se limiter à la grande manœuvre de son propre parti, car du fait même de son ampleur, elle est synonyme d’inertie.
Certes, le proverbe africain dit bien que le chasseur en action veille à ne pas tousser, se faire remarquer; mais en termes de stratégique guerrière, l’inertie est ce qui peut se révéler néfaste. Aussi, des initiatives, les plus anodines furent-elle, sont utiles et peuvent même avoir leur pesant d’or.
Comme un pan de la bataille entre les deux vieux renards ou loups de la politique aura lieu sur le plan du sujet ô combien sensible des droits et des libertés avec l’initiative présidentielle sur l’égalité successorale, M. Chahed — qu’on n’a pas entendu encore sur la question — ne doit pas continuer à garder le silence sur une telle question, se devant même d’effacer ce qu’il avait pu dire avant, à savoir que la société n’y serait pas encore prête. Ce sont bien les élites qui sont conservatrices et non l’ensemble des Tunisiens; et on le verra avec le projet de loi qui aura le même sort que la révolution initiée par Bourguiba, sans trop d’encombres. Le chef du gouvernement a d’autant plus de raison d’agir sur cette question, mais aussi sur bien d’autres, qu’il possède des atouts indéniables avec lesquels il est parfaitement en mesure de damer le pion à ses adversaires qu’on verra bientôt en compétition pour avoir l’auréole de champions des libertés et de la modernité.
Si Caïd-Essebsi a l’égalité successorale pour oriflamme, Rached Ghannouchi ne va pas manquer assurément de prendre une initiative aussi emblématique en ce même domaine des libertés individuelles. En effet, et sauf si Ennahdha finit par faire volte-face sur la question successorale — ce qui reste théoriquement possible, car rien n’est impossible en politique, notamment quand il s’agit de la pérennité du parti —, Ennahdha est tenu d’allumer un contre-feu. Ce à quoi, d’ailleurs, il s’est déjà attelé, prenant les devants avec de discrètes démarches au parlement, inspirant à certains députés supposés humanistes de proposer un texte de loi en vue d’abolir le honteux test anal.
Grotesque, cette initiative l’est à coup sûr, car consistant à s’attaquer à l’effet et non à la cause qui est l’homophobie manifestée par l’article 230; mais elle serait suffisante à brouiller les pistes en présentant le parti comme champion de la lutte anti-homophobie en Tunisie alors qu’il ne ferait que consacrer la pérennité du scélérat article homophobe.
Une telle manœuvre était prévisible de la part d’un parti qui ne veut pas encore arrêter de louvoyer et de tergiverser, surtout qu’il peut toujours trouver des complices ou des naïfs à rouler dans la farine pour se suffire d’un projet de loi vicieux, limité au test anal. Or, la situation commandant un coup d’éclat de nature à faire diversion, Ennahdha pourrait se faire violence et oser contrer le coup d’éclat présidentiel par un autre coup, acceptant donc que l’initiative précitée aille jusqu’au bout de sa logique en portant plutôt sur l’abrogation de l’article 230, la cause de l’homophobie et non seulement sur le test anal, son effet.
Pour cela, bien évidemment, les humanistes ne doivent pas soutenir l’initiative parlementaire limitée au test anal et surtout ne plus se laisser bluffer par le discours éculé que l’on ne peut abolir l’homophobie en Tunisie pour cause religieuse puisqu’il a été amplement démontré que l’islam n’a jamais été homophobe.
C’est à ce niveau que peut intervenir le chef du gouvernement en court-circuitant un tel jeu islamiste vicié, prenant Ennahdha de vitesse en déclarant hors-la-loi sur le territoire tunisien, par arrêté ou même simple circulaire, le test anal qui, comme l’article 230, est une survivance coloniale. Voilà ce qui coupera l’herbe sous les pieds d’Ennahdha et l’empêchera de continuer ses manœuvres en la matière, le contraignant à devoir oser sauter le pas en transformant le projet sur le test anal en une abrogation pure et simple de l’article 230. Et c’est la patrie et l’humanisme qui sortiront vainqueurs de cette passe d’armes, véritable championnat des libertés individuelles.
Gagner le cœur de la jeunesse
C’est bien au niveau des libertés individuelles que doit se situer de suite la parade de M. Chahed qui a la possibilité d’apparaître, tout autant et même avant ses adversaires, en véritable champion des libertés. Avec l’abrogation, par texte administratif du test anal, mais aussi des circulaires illégales en matière d’alcool, il prendra de vitesse ses concurrents pour endosser l’aura de défenseur humaniste.
Outre de consolidera son image de champion des libertés, il aurait même grand succès auprès des jeunes s’il décidait, également par décret, la dépénalisation du cannabis, et ce en le retirant tout simplement de la liste des stupéfiants; ce qui aura pour conséquence de mettre fin aux poursuites actuelles qui ciblent les jeunes en les briment en vertu de la loi scélérate de la dictature, la fameuse loi 52. Or, le cannabis est loin d’être une drogue; tout au plus est-il une drogue douce dont les méfaits sur la santé sont bien moindres que ceux occasionnés par le tabac. Il est bien temps de se rendre à cette évidence en se résolvant de suivre l’exemple des pays les plus humanistes qui ont osé dépénaliser le cannabis. Ce qui sauvera assurément notre jeunesse du péril qui la menace et qui est bien moins le cannabis que la répression qu’ils continuent à endurer du fait de ladite loi scélérate toujours en vigueur, même si elle a été aménagée pour éviter le prononcé obligatoire de la prison pour un malheureux joint. En la matière, M. Chahed fera encore mieux que M. Caid Essebsi qui n’a pas respecté sa promesse de campagne électorale, puisqu’il n’a pas dépénalisé cette fausse drogue.
De plus, dans le cadre de sa croisade contre la corruption, le chef du gouvernement, toujours par décret, devrait décider de même la suppression de l’autorisation de vente d’alcool, libérant du coup totalement tant son commerce que sa consommation.
En effet, la pratique actuelle de la licence est source de pas mal d’abus et n’a pour effet que d’encourager le trafic et la corruption. Pourtant, il a été démontré que nulle raison religieuse ou morale ne saurait justifier cette autorisation, l’islam n’ayant point interdit l’alcool, juste l’ivresse; ce qui suppose que l’on doive tout juste boire avec modération. Ce faisant, le chef du gouvernement pourrait se prémunir contre une probable volte-face d’Ennahdha contre lui, sa sécurité et ses intérêts sur le long terme imposant qu’il se réconcilie avec le chef de l’État qui l’a rappelé : rien ne le disconvient comme le fait de le contrarier. Et c’est bien la tête de Chahed qu’il réclame, pas nécessairement celle du parti islamiste avec qui il a pris l’habitude de cohabiter et qui n’aurait failli à ses yeux que par son quasi-crime de lèse-majesté. Par conséquent, s’il arrive, ce qui semble probable, qu’Ennahdha finisse par renier M. Chahed, ce serait trop tard pour lui barrer la route vers Carthage. Il sortirait la tête haute, avec non seulement l’auréole du martyr, mais aussi celle du champion des libertés, chéri de plus par une jeunesse à laquelle il aura redonné l’espoir de vivre, cet espoir qui doit être le nom de son parti.
Or, nul n’ignore que notre jeunesse est aussi aux abois, même si personne ne s’en soucie. Elle préfère mourir sur les champs de bataille ou au fond de la Méditerranée que continuer à végéter dans ce qui est devenu une réserve d’abrutissement, et encore moins de survie, du fait du harcèlement permanent quasi quotidien dont elle fait l’objet, y compris dans sa vie privée. Les stades nous montrent nos jeunes déterminés à ne plus se laisser faire, à réclamer leurs droits à vivre et même abuser de la vie comme le font ceux qui ont le pouvoir, n’hésitant pas à en profiter jusqu’à l’abus. En direction de cette jeunesse désespérée, le chef du gouvernement serait bien inspiré, de même, d’user d’une autre arme fatale qui est celle de la libre circulation sous visa biométrique, et ce dans le cadre de l’Aleca qui lui serait imposée par l’Union européenne. Sans renier son engagement à signer l’accord, il doit avoir assez de talent pour convaincre ses partenaires, dans l’intérêt mutuel, de transformer ledit accord en Alecca, intégrant ainsi la libre circulation humaine, rationalisée par le visa biométrique délivrable d’office, gratuitement et pour un an renouvelable automatiquement.
C’est dire que cela se fera dans le cadre actuel de la pratique du visa, juste réadaptée, afin de respecter tant la souveraineté nationale que les impératifs des droits de l’Homme par une libre circulation humaine au diapason de celle des marchandises et des services.
Voilà ce qui ferait sortir des escarmouches actuelles entre les premiers responsables du pays une figure de proue, jeune et volontaire, apte à conduire le bateau ivre de la Tunisie. Cela permettra que la guerre des titans annoncée pour 2019 ne se résolve pas qu’en une bagarre de chiffonniers, une affaire de personnes au travers de la question des droits et des libertés, même si elle en prend l’apparence en autant de leurres.
C’est bien en pesant de tout son poids sur ce plan, y prenant des initiatives comme celles précisées ici, que M. Chahed changera la nature du jeu en cours, donnant une ampleur méritée à ce qui n’est réalité que par défaut, devenant une réalité assumée et imposée, une vérité et non un biais, simple jeu vicieux. Car la Tunisie est en un pays, libertaire dans l’âme, ayant des revendications assises sur des idéaux; ceux de la dignité qui est d’abord des droits et des libertés. On finira bien par y arriver; la question est juste de savoir en combien de temps et comment : avec souplesse et sans trop de sacrifices ou le contraire.
Aussi, en cette période délicate précédant une année qui sera dominée par des échéances électorales capitales, il importe de garder sa lucidité et de pratiquer une sorte de lâcher-prise permettant de prendre le temps de la réflexion et non de l’abandon; et ce d’autant mieux que le climat est émotionnellement propre aux débordements, coups d’éclat et écarts de langage. Pour cela, il n’est rien de mieux que le recours au droit, aux textes de loi justes, pour assainir une situation inacceptable par rapport aux principes évoqués.
* Ancien diplomate et écrivain.
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