Béji Caïd Essebsi peut être sûr qu’il ne franchira pas le seuil du Panthéon des «Grands hommes». La référence qui sera faite plus tard à son quinquennat par ceux qui analyseront les faits du passé, ne sera qu’une inadvertance d’historiens, car il ne sera jamais étudié pour lui-même, encore moins pour sa personnalité de bâtisseur d’un modèle d’Etat de droit.
Par Yassine Essid
Lors de la période électorale Béji Caïd Essebsi, faisant campagne, avait promis à la démocratie naissante les plus hautes destinées. De même qu’il a fait croire à ses partisans et ses sympathisants qu’il portait en lui l’image anticipée d’une république autre, différente de celle qu’avaient instituée ses prédécesseurs, en veillant à ce qu’elle soit et demeure une et indivisible.
Bagou, autoritarisme et habile dissimulation
Ces paroles s’appliquaient alors à une situation de conquête du pouvoir. Le moment venu de son exercice, son projet de régénération politique inspiré par un souci d’efficacité et une grande volonté militante, s’est aussitôt avéré être un pot-pourri d’aspirations abstraites et délirantes, programmées pour des lendemains qui chantent mais qui n’ont pas résisté à l’épreuve du temps.
La mégalomanie d’une révolution à la fois politique et socio-économique, qui permet la création de formes d’organisation nouvelles et s’attaquer en priorité aux causes sociales de bien des misères humaines, s’était vite épuisée en paroles creuses sans jamais tendre à l’action.
Aussitôt au pouvoir, Béji Caïd Essebsi, avait révélé deux ressorts jusque-là méconnus de sa personnalité et qui frisent la pathologie.
Le premier est une surestimation de soi-même comme leader politique tant attendu, seul capable de mener à terme les affaires du pays; une sorte de gourou, à la fois craint et aimé, capable d’instrumentaliser ses adeptes à ses propres fins par son bagou, son autoritarisme, ses capacités de convictions, une habile dissimulation de ses pensées profondes qui lui attiraient des admirateurs, voire de grands mécènes; bref une petite cours. Alors il s’est vite pris pour le roi justicier, prêt à se saisir de n’importe quelle affaire, à écouter sans donner suite les doléances les plus humbles et aller au-delà de ce que l’autorisait la nouvelle Constitution du pays.
Une personnalité à la fois familialiste et patriarcale
Le second trait de sa personnalité relève d’un aspect à la fois familialiste et patriarcal, les deux liés par une solidarité rituelle. La famille d’abord. Elle a occupé une place privilégiée dans l’action politique de celui qui était à la fois chef d’Etat et patriarche dépositaire de l’autorité exclusive. Sa perpétuation était à ses yeux fondée sur la descendance par le fils. «L’enfant appartient au père comme le propriétaire de la vache devient propriétaire du veau», dit-on. Poussé par cette humaine affection qu’on éprouve pour sa progéniture, il n’a pas craint de tailler pour son fils Hafedh et ses acolytes un fief à même l’État, devenant de jour en jour un rouage essentiel du gouvernement du pays. De ce fait, la révérence de Hafedh Caïd Essebsi envers son père, et le soutien indéfectible et l’affection complaisante que celui-ci éprouve pour son rejeton, sont-elles isomorphes à l’obéissance et au dévouement que voue tout féal serviteur pour son bienveillant seigneur.
À la différence de ce qu’assurent les révolutions démocratiques, Béji Caïd Essebsi a cherché à renforcer l’autorité paternelle par une conception nouvelle qui fait de la famille et de son harmonie la base de l’harmonie sociale et politique du pays tout entier.
Dans cette optique, familialisme et patriarcat avaient fini par devenir l’un des piliers du gouvernement de l’Etat, et Hafedh Caïd Essebsi une importante variable d’ajustement destinée à renforcer ou à affaiblir tout exécutif qui prétend échapper à la mainmise du chef de l’Etat et de son clan. Une situation qui a généré des crises chroniques au sein du parti qui représentait alors la majorité présidentielle. Nidaa Tounes a fini alors par devenir matière contentieuse aggravée par l’attitude arrogante, dominatrice et complotiste du fils Caïd Essebsi avec le chef de gouvernement dont on en attend toujours le dénouement.
Quatre longues années, devenues égales à un siècle
C’est cette latence ouverte qui mérite d’être explorée, dans la mesure où elle signifie et manifeste un état particulier de la mystification démocratique que nous vivons, car instaurer un régime démocratique n’implique pas forcément un gouvernement vertueux.
Au terme de quatre longues années, devenues égales à un siècle, d’une démocratie censée comporter en elle des exigences à la fois culturelles et éducatives censées donner naissance à un modèle de citoyens éclairés, le nouvel espace politique incarné au plus haut niveau par Béji Caïd Essebsi est devenu politiquement et socialement irrationnel au point de nourrir une perte de confiance générale en un avenir prometteur.
Cette situation nous la devons en grande partie aux défaillances de celui qui fut choisi pour être le garant de l’autorité, le modèle de la rectitude, le responsable en dernière instance de la solidarité et de la cohésion économique et sociale qui rassemble et soude les membres de la communauté nationale autour d’une histoire commune, des valeurs partagées et d’un projet de société.
Or Béji Caïd Essebsi n’était nullement préparé à incarner toutes ces exigences. Les interventions erratiques de celui qui n’était à l’aise que dans une vision obtuse des enjeux politiques du changement de régime qui l’avait amené au pouvoir, ne pouvaient pas le prédestiner à assumer une si haute magistrature.
Une sorte d’il capo de tutti i capi
Béji Caïd Essebsi s’est révélé en fait l’artisan d’une politique méthodique d’un chef de réseau, une sorte d’il capo de tutti i capi qui centralise et contrôle toutes les factions et provoque de nombreuses tensions. Mais de par ses pratiques scandaleuses, donc honteuses, ses magouilles politiciennes, sa rancune tenace, apanage d’un chef d’Etat à l’esprit retors, il a contribué à l’acculturation politique d’un peuple qu’on a vu se lasser progressivement de ses dirigeants. Peu importe désormais qui gouverne, pourvu qu’on puisse vivre.
Ce comportement délirant, en fait un gâtisme, a fini par déboucher sur une situation véritablement ubuesque lorsque Nidaa Tounes est passé du statut de parti de la majorité présidentielle en un groupe d’opposition à la politique du gouvernement !
Contesté, empêtré dans des affaires douteuses de complicité avec Chafik Jarraya, Nebil Karoui, Slim Riahi sans oublier les députés sur lesquels pèsent de présomptions sérieuses de corruption. Nidaa Tounes, victime de désertions spectaculaires, était incapable de compter sur un secrétaire général si peu loquace, doublé d’un piètre débatteur, tenant des discours brefs et confus par le manque de vocabulaire et qui se comporte en plus comme un petit despote. Il manquait par conséquent au mouvement un expert médiatique en propagande politique qui sache vendre en utilisant des arguments éprouvés sous le régime Ben Ali qu’il défendait bec et ongles.
La réclame pour Nidaa confiée à un manipulateur patenté
C’est par rapport à cette logique que Hafedh Caïd Essebsi, s’affranchissant de tout scrupule, libre d’enjamber avec mépris toute autorité sous l’œil bienveillant d’un père qui ne consente même pas à le rappeler à la décence, avait confié la réclame pour le parti à un manipulateur patenté qui a largement contribué par ses slogans belliqueux et ses discours mensongers, à rendre l’oppression encore plus réelle par une vision tronquée de la réalité, éliminant méthodiquement toute référence au caractère antilibéral du système politique alors en place.
Cependant, et malgré tous les égards que l’on témoignait à cet aventurier de la politique, devenu par un insolent opportunisme un farouche démocrate, le porte-parole de Nidaa Tounes a été arrêté, traduit en justice, condamné à deux ans de prison et à une forte amende correspondant aux émoluments, évidemment élevés, perçus pour ses bons et loyaux services du temps de Ben Ali. Tout cela à la barbe de ses employeurs.
Ce coup bas attribué alors à Youssef Chahed avait tout à fait l’aspect d’un crime de lèse-majesté, si l’on considère l’acharnement que Borhen Bsaies mettait dans ses débats télévisés à défendre l’honneur du chef de l’Etat et de son fils.
Au bout de deux mois d’incarcération, le chef de l’Etat, qui faisait usage de sa prérogative en la matière, avait jugé que de tous les prisonniers que compte le système carcéral en Tunisie, Borhen Bsaies était celui qui méritait le plus de bénéficier d’un droit de grâce. C’est à ce titre que sa sanction pénale a été supprimée sans que l’on sache si le ministère de la Justice avait rendu un avis personnel et circonstancié sur le dossier avant d’envoyer le projet de décret de grâce au président de la République.
La libération de Bsaies et le silence complice de la classe politique
Cependant, nulle indignation de la classe politique n’est venue troubler un silence complice et une dissimulation par omission d’une décision si peu amène à l’endroit des institutions et de la justice. Un tel geste devrait donner bon espoir à Chafik Jarraya qui pourtant n’est pas moins fréquentable que Borhen Bsaies.
Cette affaire, qui se résume en une brève incarcération suivie d’une surprenante grâce présidentielle, n’est pas un banal fait divers mais une affaire d’Etat. Les vicissitudes de fortune de Borhen Bsaies sont au cœur même d’une guerre larvée et désormais publique entre un Premier ministre, qui regarde le pays s’enliser chaque jour davantage dans de déprimants échecs économiques et sociaux et qui continue à rassurer la population par des mensonges organisés, et le clan Caïd Essebsi qui tente de reprendre les choses en main sous l’effet à la fois de la grosse contrariété de Hafedh Caïd Essebsi et du fléchissement de la campagne anticorruption de Youssef Chahed.
Dans cette histoire, le misérable porte-voix de son maître n’est finalement rien de plus qu’un pion sur l’échiquier de ces messieurs, au même titre que la direction éphémère de Nidaa Tounes cédée à Slim Riahi, aujourd’hui, paraît-il, en fuite à l’étranger. Décidément, malgré toutes les bonnes intentions pour faire le bien autour de lui, Hafedh Caïd Essebsi a toujours du mal à réhabiliter les délinquants.
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