Il faut mettre au second plan l’augmentation des salaires et de la consommation des ménages. En l’état actuel des déséquilibres, il y a même lieu d’envisager un gel des salaires et des revenus si l’on veut éviter d’avoir à les amputer carrément dans un proche avenir. **
Par Hachemi Alaya *
La Tunisie continue à vivre au-dessus de ses moyens et ses gouvernements ne cessent de distribuer du pouvoir d’achat avec de l’argent qu’ils n’ont pas.
Tel est le constat qu’imposent cette semaine les chiffres du commerce extérieur de l’année 2018 et le déroulé des négociations sociales entre l’UGTT et le gouvernement.
En concédant des augmentations salariales non budgétées, le gouvernement va non seulement creuser un peu plus le trou budgétaire mais aussi, aggraver encore davantage le déficit commercial, alimenter l’inflation et empirer la dépréciation du dinar.
La véritable politique du pouvoir d’achat est celle qui consiste à lutter efficacement contre l’inflation, l’évitement fiscal sous toutes ses formes et à tout faire pour favoriser l’investissement et la compétitivité.
«L’économie se venge toujours quand la politique l’oublie». Ce fragment est tiré des mémoires de Raymond Barre. L’ancien Premier ministre y racontait comment il avait découvert que la politique était punie quand elle ignorait le réel; lorsque les politiques négligent les réalités économiques, s’adonnent à de l’opportunisme queilliste ou, plus grave, lorsqu’ils se laissent aller à faire des promesses et des concessions non budgétées. Et le meilleur économiste de France d’ajouter que chaque euro ainsi dépensé en coûtera vingt fois plus au moment de payer la note. Dès son intronisation en tant que Premier ministre, il donna le ton. «Aucun pays ne peut durablement s’accommoder de l’inflation sans risquer de succomber à de graves désordres économiques et sociaux et de perdre sa liberté d’action», lança-t-il aux députés.
Une vraie fausse paix sociale à crédit
Aucun pays ne peut vivre indéfiniment aux crochets des autres. Or c’est bien ce qui arrive à la Tunisie. Notre pays ne cesse de vivre au dessus de ses moyens et d’accumuler les déficits extérieurs. Le gouvernement ne cesse de distribuer du pouvoir d’achat avec de l’argent qu’il n’a pas. Il ne cesse de gagner du temps en achetant une vraie fausse paix sociale à crédit et en s’endettant, il conduit le pays vers la faillite financière.
La Tunisie continue à vivre au-dessus de ses moyens. Elle consomme plus qu’elle ne produit et vit aux dépens des autres. Sa balance commerciale n’a, pour ainsi dire, jamais été excédentaire. Mais, depuis le début des années 2010, le déficit commercial a fortement augmenté. Du début des années deux-mille à la veille de la Révolution, les exportations ont progressé de 11,9% en moyenne par an soit, légèrement plus vite que les importations : 11,2%. Depuis 2011, la tendance s’est inversée. Ce sont les achats à l’étranger qui progressent plus vite (8,5%) que les exportations (7,4%). D’où un déficit commercial qui se creuse chaque année toujours plus : de 406 millions de dinars tunisiens (MDT) en moyenne mensuelle durant les années deux-mille, il a passé à plus d’un milliard de dinars (1094 MDT) depuis l’année 2011.
Gouvernance politique et syndicalisme irresponsables
De moins de 10% du PIB au milieu des années deux-mille, le trou commercial de la Tunisie n’a cessé de ballonner pour atteindre un plus haut historique en 2018 : 18,0% du PIB; un déficit d’un peu plus de 19 milliards de dinars qui équivaut à près de la moitié des recettes d’exportation totales de la Tunisie : 41 milliards. Une tendance nourrie par une gouvernance politique et un syndicalisme irresponsables qui conduit tout droit à l’appauvrissement et à la faillite financière du pays.
En effet, ce n’est pas le déficit commercial qui est en soi malsain. Pour un pays en croissance soutenue et qui investit suffisamment, cela correspond aux exigences de son développement. La Tunisie n’est nullement dans cette situation. La croissance y est faible et l’investissement en panne depuis au moins une décennie. C’est la hausse des importations de produits courants tels les carburants et autres produits de consommation qui est la cause principale du gonflement du trou et non les achats à l’étranger de biens d’équipement et autres produits destinés à la transformation en vue de leur réexportation. De moins de 30% avant la Révolution, la part des importations de produits courants dans les importations totales de la Tunisie s’est hissée à près de 35% en 2018 cependant que la part des importations de biens d’équipement est tombée à un plus bas historique : 24,2% après 30,0% en 2009-10.
Ce déséquilibre commercial était auparavant comblé à plus de 80% par le tourisme, les transferts de la diaspora et aussi parce que la Tunisie était attractive et drainait quantité de capitaux d’investissements étrangers; moins de la moitié en 2018.
On distribue du pouvoir d’achat avec de l’argent qu’on n’a pas
Ces mannes se sont taries depuis la Révolution et la Tunisie a du recourir année après année, à l’endettement extérieur à tel point que celui-ci est en passe de clôturer l’année 2018 à plus de 90% du PIB. A ce train-train, c’est-à-dire si le gouvernement continue à distribuer du pouvoir d’achat avec de l’argent qu’il n’a pas, le taux d’endettement du pays risque de friser 100% en 2019.
Le gouvernement ne cesse de distribuer du pouvoir d’achat avec de l’argent qu’il n’a pas. Le risque est réel car c’est en réalité la politique de redistribution à tout va qui est source de creusement du compte extérieur de la Tunisie.
En accordant des augmentations salariales non budgétées comme il s’apprête à le faire pour éviter la bronca programmée pour cette semaine, le gouvernement va non seulement creuser un peu plus le trou budgétaire mais aussi, alimenter le flux grossissant des achats auprès des chinois et des turcs. Le pouvoir d’achat ainsi distribué va contribuer à creuser encore plus le déficit commercial et donc à aggraver l’inflation et la dépréciation de la monnaie nationale. Il ne sert à rien de dénoncer à cor et à cri le déficit, les importations de produits «non essentiels» voire dans certains cas, de stigmatiser les chinois et les turcs et d’en faire les boucs émissaires de nos défaillances. Aucune barrière face au flot des achats que la Tunisie effectue à l’étranger n’est efficace tant que la politique du gouvernement consiste à distribuer de l’argent qu’il n’a pas; tant qu’il continue à distribuer les fruits d’une croissance chétive tirée par la consommation et non par l’investissement.
Prioriser l’investissement sur l’augmentation des salaires
Cette priorité à l’investissement signifie qu’il faut mettre au second plan l’augmentation des salaires et de la consommation des ménages. En l’état actuel des déséquilibres, il y a même lieu d’envisager un gel des salaires et des revenus si l’on veut éviter d’avoir à les amputer carrément dans un proche avenir, comme cela s’est déjà imposé dans nombre de pays; ce qui ne manquera pas d’arriver si les choses continuent à aller à vau-l’eau.
Empêcher une telle dérive est la priorité des priorités du gouvernement et pour tous les partis politiques qui s’échauffent actuellement en prévision des échéances électorales de la fin de l’année.
Il ne sert à rien de s’abriter derrière les réalités sociales et politiques pour justifier une politique suicidaire pour le pays et appauvrissante pour ceux à qui elle berne de l’illusion d’en profiter. Le Tunisien le plus modeste a appris depuis longtemps les réalités économiques; il a appris que toute augmentation nominale de son salaire n’est qu’un attrape-nigaud et qu’elle finit toujours par se dissoudre rapidement dans une flambée des prix et une nouvelle glissade du dinar.
La seule bonne augmentation du pouvoir d’achat est celle qui vient de la diminution du chômage. Est également bonne toute croissance des salaires qui résulte d’une croissance de la productivité du travail. Reste au politique de réaliser qu’il ne peut ignorer indéfiniment l’économie car celle-ci finit toujours par se venger lorsqu’on l’ignore. Il lui reste à réaliser qu’aucune politique fondée les lâchetés et hypocrisies n’est viable et qu’il lui appartient de faire de la pédagogie et d’expliquer qu’il ne peut distribuer ce qu’il n’a pas.
La véritable politique du pouvoir d’achat est celle qui consiste à lutter efficacement contre l’inflation, l’évitement fiscal sous toutes ses formes et à tout faire pour favoriser l’investissement et la compétitivité.
Il appartient enfin aux syndicalistes de l’UGTT de réaliser que l’économie n’est plus ce qu’elle était et que la défense légitime des intérêts des salariés ne peut s’exonérer aujourd’hui des réalités macroéconomiques du pays et d’une vision à long terme de ses perspectives. Ils ne peuvent continuer à tourner le dos aux réalités du monde qui nous impose son rythme, ses technologies et ses règles du jeu. En bref, que le seul combat qui vaille aujourd’hui est celui qui consiste à changer de paradigme pour sauver la Tunisie.
* Economiste.
** Cet article est la chronique de l’auteur ouvrant le N°2 de la XIe année d’«EcoWeek», le bulletin hebdomadaire du think tank TEMA (Tendances de l’environnement macro-économiques des affaires) dirigé par l’auteur (semaine du 14 janvier 2019). Le titre et les intertitres sont de la rédaction de Kapitalis.
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