Tout un chacun scrute le paysage politique pour savoir qui serait le mieux à même d’inverser la tendance récessive dans laquelle s’enfonce peu à peu le pays. Bien malin qui pourrait répondre à cette question tant les va et vient des personnels politiques sont indéchiffrables et quasi imprévisibles.
Par Hedi Sraieb *
Nul besoin de solliciter l’appareillage statistique et ses données chiffrées pour se rendre compte de la dégradation continue du pouvoir d’achat, certes, ressentie de manière différenciée selon les couches sociales, notamment par les segments les plus fragilisés que sont les sans-emplois et la masse de précaires (travailleurs saisonniers, femmes rurales, jeunes déscolarisés).
Plus symptomatique, il y a aussi les conditions générales de vie ravagées et flétries, qui poussent même les couches les plus aisées à envisager de quitter le pays. Nombre d’entre elles (médecins, ingénieurs, enseignants) ont déjà franchi le pas. Comment en est-on arrivé là? Quelles solutions pour inverser la tendance?
En cette semaine commémorative des événements du 17 décembre 2010 au 14 janvier 2011, il serait bon de se remémorer les raisons profondes de ce soulèvement. Le slogan répété à l’envie « travail, liberté dignité» entraînant dans son sillage jeunes et moins jeunes a mis fin à un régime honni par une large majorité de la population.
Un modèle économique fondé sur le clientélisme et la rente
Les enjeux tels que simplifiés, confus, et caricaturés, par ce slogan et quelques autres, ne désignaient pas moins un désir puissant de démocratie représentative et l’espoir appuyé et pressant d’un changement profond d’orientation et des mécanismes économiques et sociaux.
Pour reprendre un terme à la mode, «le modèle économique» était perçu comme profondément inégalitaire, organisé autour d’intérêts singuliers puissants et qui très vite a pris un contenu précis, celui de «système structuré de rente et de clientélisme».
Une définition quasi parfaite de la réalité d’alors, notamment à qui ne percevait que la partie émergée : les frasques de la famille régnante et ses nombreux affidés. Mais de fait, une réalité bien plus profonde que cette seule apparence extérieure, mais masquée aux regards indiscrets. Clientélisme et rente avaient un caractère bien plus systématique qu’il n’y paraissait mais caché aux yeux du plus grand nombre; structuré atour d’accès privilégiés aux pouvoirs et aux moyens, en toute légalité s’entend. En dresser la liste serait bien trop fastidieux : attribution sélective des marchés publics, préemption de franchises et de concessions, obtention de crédits bancaires sans garanties, primauté d’accès aux fonds étrangers de mise à niveau et d’investissement de modernisation. Ce ne sont là que les formes les plus courantes et identifiées à côté de toutes sortes de passe-droit, complaisance, faveur, prérogative, exemption… toutes légales, répétons-le !!!
Un fort sentiment de «déclassement» social
Au demeurant, ce système est à bout de souffle ! Il ne trouve plus les conditions et les moyens de sa reconduite en dépit des efforts renouvelés des 7 premiers ministres et des 15 gouvernements qui se sont succédé. Les symptômes de son épuisement sont concordants. Etirement des couches moyennes: une infime fraction du ventre de ces couches rejoint le haut des plus aisées tandis que la plus grande partie est inexorablement tirée vers le bas.
Le fort sentiment de «déclassement» s’est largement répandu provoquant une multitude de réactions qui vont du raidissement corporatiste aux émeutes spontanées et éparses. Le sentiment du risque de déchéance apparaît d’autant plus fort, chez certaines catégories intermédiaires que leur situation leur semblait jusque-là assurée, bien plus que celles d’autres situées plus «aux marges de la société». Une perception qui expliquerait, pour une large part, cet exode massif hors du pays.
À quoi il faudrait ajouter, au fil du temps, la perte de confiance quasi généralisée envers les institutions et la totale absence de perspective. Le niveau d’investissement a chuté de moitié conduisant à une désespérance des chômeurs. L’inflation locale comme importée a de proche en proche laminé les pouvoirs d’achat réactivant du même coup les réflexes corporatistes des salariés mais aussi des professions libérales…
Tout cela sur fond de non maîtrise des grands équilibres extérieurs comme intérieurs, d’envol et de montée irrésistible de l’économie informelle dans ces deux versants «économie de survie» et «économie illégale et frauduleuse».
Aucun des gouvernements qui se sont succédé n’ont réussi à juguler cette tendance lourde délétère à l’étiolement puis au dépérissement du modèle, si ce n’est que par des actions répétées de fuite en avant dans l’endettement et de prétendues réformes structurelles sans effets !!!
Pour une refonte progressive du «modèle» de développement
À la veille de la nouvelle législature, le redressement proprement dit apparaît des plus aléatoires !
Les circonstances présentes sont assez peu favorables sauf à voir surgir un nouvel élan patriotique qui réunissant une base sociale solide entamerait la reconstruction d’une économie viable, équitable et soutenable.
La dispersion des forces politiques pour ne pas dire leur éparpillement augure mal de la nécessaire et indispensable prise de conscience de la refonte progressive de notre «modèle» de développement. Il n’en est hélas nulle part question. Chacune des formations existantes ou en voie de constitution ne vise à conquérir que le pouvoir tout en sachant qu’elle devra composer avec d’autres, voire certaines totalement opposées. En bout de course, une neutralisation de ces forces et de nouveau des tergiversations et atermoiements autour du corpus des recommandations prescrites par les bailleurs de fond. Une nouvelle fuite en avant avec probablement une dimension austéritaire plus forte, saupoudrée de mesures dites de «lutte contre la pauvreté». Rien sur le fond, mais quelques aménagements marginaux résultant d’arrangements et d’accommodements de forces hétéroclites forcées à cohabiter.
Seule petite lueur d’espoir, la formation d’une coalition de résistance et d’opposition suffisamment homogène pour porter la contradiction et proposer des solutions de rechange en attendant d’être en mesure de présenter une alternative globale dans l’intérêt du plus grand nombre.
L’impératif de juguler le déficit extérieur croissant
Enumérons quelques priorités, qui sans nul doute feront objet de débat, mais qui ne seront pas pour autant prise à bras le corps par le nouveau gouvernement qui risque fort de ressembler au sortant!
Tout d’abord la nécessité de retrouver des marges de manœuvre. Il apparaît impératif de juguler le déficit extérieur croissant «trappe à devises». Il existe une batterie de solutions soutenables et acceptables :
– geler via des quotas et des taxations adaptées les importations à très forte consommation de devises (équipements et produits de luxe et de confort), et gel des franchises et autres concessions ;
– moduler des crédits et police de transferts de devises destinées à l’importation afin d’assécher les moyens des pourvoyeurs de produits de contrebande ;
– à l’autre bout, apurer les comptes des secteurs défaillants à l’export (tourisme et extraction de matières premières, comme le phosphate et l’énergie;
– sortir l’épargne du foncier de placement et de l’immobilier de rente, et la réorienter par des incitations fiscales vers d’autres activités plus productives et plus créatrices d’emplois pérennes.
S’agissant du chômage, toutes les solutions mises en œuvre (exonération de cotisations et avantages fiscaux) ont échoué. Du coup une politique plus audacieuse de contrôle des salaires et des prix sous tendue par un nouveau pacte social patronat-syndicat (création d’emplois contre modération salariale) pourrait venir à bout de l’inflation et la spirale de surenchères.
Le réchauffement climatique comme les évolutions technologiques commandent de mettre en œuvre de nouvelles politiques publiques en matière d’eau et d’énergies nouvelles. Mais à l’évidence ni l’opinion ni les formations politiques en gestation ne semblent avoir pris la mesure de l’urgence !
Il faut donc s’attendre, comme par le passé récent, à des demi-mesures sans effets structurants !!
Envoyer des signaux forts aux petits et grands mafieux
Last but not least, comme disent les Anglo-saxons, il conviendrait d’envoyer des signaux forts aux contrevenants, petits et grands mafieux, responsables d’abus biens sociaux comme d’abus de pouvoir, fraudeurs du fisc, commanditaires et auxiliaires d’évasion de capitaux. Un objectif hors de portée à l’image du mythe de Sisyphe. Assurément ! Soit, mais encore faudrait-il en réduire la portée, rendre celle-ci inoffensive pour l’intérêt général. Nombre de pays s’y sont attaqués avec une réussite certaine !
La probabilité de voir surgir toutes ces options alternatives est donc éminemment faible. La culture ambiante en matière économique et sociale reste largement dominée par des présupposés et les recettes de la vision «libérale» de la société du chacun pour soi
Il ne reste plus qu’à travailler à un sursaut patriotique qui viendrait bousculer et contrarier ce qui ne sera jamais que la prolongation des politiques antérieures mises simplement au goût du jour !!!
* Docteur d’Etat en économie du développement.
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