Quatre mesures économiques et monétaires ont des répercussions très négatives sur la stabilité de la Tunisie. Elles méritent qu’on les examine et qu’on en souligne l’impact négatif sur notre économie.
Par Mohamed Rebai *
Ces mesures sont le glissement continu du dinar par rapport aux devises étrangères, les avantages fiscaux et douaniers illimités accordés aux entreprises totalement exportatrices, le relèvement du taux d’intérêt directeur de la Banque centrale de Tunisie (TMM) et l’Accord de libre échange complet et approfondi (Aleca) avec l’Union européenne (UE).
Le glissement du dinar a une incidence négative sur le Smig tunisien
D’après la Foreign Investment Promotion Agency (Fipa), il y a en Tunisie 3.353 entreprises étrangères générant 355.000 postes d’emploi. Outre les nombreux avantages fiscaux et douaniers dont elles bénéficient, ces entreprises pratiquent le «dumping social» exploitant une main d’œuvre docile et à bon marché.
Si on regarde de près l’incidence du glissement du dinar sur le Smig tunisien (régime de 48 H) on obtient un manque à gagner faramineux. Quarante sept ans de sous-traitance servile ne nous ont pas permis de maîtriser en amont la conception du produit et en aval le marketing de distribution. Ça fait moins péquenot si on avait pris le temps de le faire.
Le Smig actuel, fixé à 379,564 dinars tunisiens (DT), converti en euro, au cours du 21 février 2019, soit 3,4690, donne 109 euros. Celui de 2010 (272,480 DT) converti au cours de 1,9221 donne 142 euros. Le même Smig actuel 379,564 DT converti en USD au cours de 3,0590 donne 124 USD. Celui de 2010 (272,480 DT) converti au cours de 1,4379 donne 190 USD.
Ainsi en 8 ans (2010-2018) le Smig a perdu 33 euros et 66 dollars qui sont allés directement dans les poches des donneurs d’ordre européens malgré les augmentations successives de ce dernier passant de 272,480 DT en 2010 à 379,564 DT en 2018 (+40 %).
Ainsi nos partenaires étrangers paient de moins en moins nos ouvriers et ils ont grand intérêt à ce que le dinar glisse encore. Les syndicats ouvriers ont du pain sur la planche particulièrement lorsqu’on sait que le Smic français est de 1.498,47 euros (janvier 2018) soit l’équivalent de 5.198 DT.
Comme on le voit, le cours de l’euro est passé de 1,9221 au 31 décembre 2010 à 3,4690 au 21 février 2019 engendrant une hausse de 80% par rapport au dinar. Le dollar qui était à 1,4379 au 31 décembre 2010 a subi également une hausse de 113%. Au 21 février 2019, il s’affiche à 3,0590 DT. C’est vraiment suicidaire et irresponsable.
En incorporant la hausse de l’euro, qui est de 80%, et celle du dollar américain (113%) le Smig tunisien de départ, en l’occurrence celui de 2010, soit 272,480 DT devrait être successivement de 490,464 DT et 580,382 DT, si on raisonne en terme d’euro ou de dollar.
En incluant une inflation cumulée de 61,7% observée durant la même période de 8 ans (2010 à 2018) sur la base d’une moyenne annuelle de 5,71% le Smig tunisien devrait être de 658,584 DT et 748,502 DT.
On est donc très loin du Smig actuel (379,564) qui a évolué de 40% en 8 ans (5,71 %/an) de 2010 à 2018. Ce qu’on a donné d’une main on l’a repris de l’autre et de la façon la plus injuste qui soit avec le relèvement du taux directeur sans parler de la dégringolade du dinar qui profite exclusivement à nos partenaires étrangers. En 2010, ils payaient le Smig tunisien à 142 euros, maintenant ils le paient à 109 euros. Même chose pour le dollar 124 USD au lieu de 190 USD.
Le manque à gagner depuis la promulgation de la loi 72 serait de 40 milliards de dinars, somme équivalente au budget 2019 de la Tunisie. Le gouvernement tunisien devrait demander une compensation sous forme de transferts technologiques et monétaires. Un tantinet qui peut être désarçonné par des négociations.
Les entreprises exportatrices bénéficient à plein de la chute du dinar
Les importations et les exportations réalisées sous le régime «off-shore» par les entreprises totalement exportatrices ne sont pas tenues en compte dans le calcul de la balance commerciale puisqu’elles ne rapportent rien à la Tunisie.
Les importations de biens et d’équipements qui sont faites librement sans formalité de commerce extérieur ne sont pas payées et ne ponctuent pas sur nos recettes en devises. Les entreprises non-résidentes et totalement exportatrices (actuellement à hauteur de 50%) ne sont pas tenues de rapatrier les recettes engendrées par l’exportation de leurs produits. Si on tient compte de ces exportations passées sous silence, le déficit commercial, qui est de 19.049 milliards de dinars à fin décembre 2018, serait beaucoup plus important. Il fallait ajouter à mon sens pas moins de 10.000 milliards de dinars de déficit occulte. Et c’est encore une fois l’Europe qui en a bénéficié largement.
Théoriquement la dévaluation est faite pour «booster» les exportations. Or, en Tunisie, on oublie souvent que la production n’a pas suivi (phosphate, industries manufacturières, tourisme, etc.). Il serait dans ce cas plus commode de sabrer les importations superflues.
Je ne comprends pas pourquoi les autorités monétaires qui restent obtus s’entêtent-elles à faire glisser le dinar d’une manière permanente et dangereuse. Nos partenaires étrangers, français notamment, qui sont probablement derrière ces décisions qui nous appauvrissent davantage se frottent les mains. Je ne vois pas où est l’intérêt de la Tunisie dans ce tintamarre financier? La France vit toujours de l’exploitation de ses anciennes colonies. Normal puisque bon nombre de nos ministres et députés sont de nationalité française.
Le relèvement du taux directeur a un niveau intolérable
Le relèvement du TMM à 7,75% et qui pourrait atteindre, dans un proche avenir, les 8,75% est de nature à freiner les crédits des ménages et des entreprises.
Généralement, le recours à un tel procédé sert à juguler l’inflation, dans la mesure où, théoriquement, la monnaie scripturale (crédits) baisse et les prix diminuent. Le gouverneur de la Banque centrale demande d’augmenter la production et d’encourager la consommation. Erreur, la situation chaotique demeurera tant que la production est affaiblie par les grèves tournantes, tant que le recours aux crédits étrangers accompagnés de diktats se fait de plus en plus pressant et tant que les contrebandiers restent toujours actifs. D’ailleurs ce sont ces derniers qui fixent les prix et non l’Etat.
Le trio d’enfer formé par le FMI (Fonds monétaire International), BCE (Banque centrale européenne), et CE (Commissions européenne) juge que les conditions, en termes de réformes et d’engagements budgétaires, ne sont pas remplies. Si on ajoute à ce trio, qui nous tient par la gorge, la BM (Banque mondiale), l’OMC (Organisation mondiale du commerce) et les agences de rating (notation) les plus renommées mondialement (les «big three» Moody’s, Standard & Poor’s et Fitch Rating) qui notent sévèrement la Tunisie, nous demeurons assis sur les épaules des géants du commerce et de l’industrie en période de mondialisation.
L’Accord de libre échange complet et approfondi (Aleca) va nous aliéner
Si on ajoute à toutes ces calamités, l’Accord de libre échange conclue en 1996 par la Tunisie avec l’Europe avec laquelle nous traitons 75% de nos activités commerciales, qui a donné des résultats plus que décevants. À cause de la concurrence déloyale près de 10.000 entreprises, la moitié du tissu industriel employant 400.000 personnes a mis la clef sous le paillasson. Le budget de l’État a perdu entre 1996 et 2008 près de 24 milliards de dinars (2 milliards de dinars par an) du fait du manque à gagner en matière de taxes douanières non appliquées aux marchandises européennes. Auxquels il convient d’ajouter les milliards de dinars partis en fumée en constructions et équipements.
Les entreprises tunisiennes familiales de type «atelier» n’ont pas tenu le coup face aux multinationales qui ont des traditions industrielles et commerciales bien anciennes.
Nous ne pouvons pas prétendre avoir une tradition industrielle et lutter à armes égales avec les concurrents étrangers qui produisent à grande échelle. Nous ne pouvons pas non plus devenir du jour au lendemain de véritables industriels dans un marché extrêmement réduit.
Même le FMI, l’apôtre de la libéralisation à outrance du commerce extérieur se rétracte face à l’échec de cette stratégie de développement. «Les pays qui dévaluent et ouvrent leurs frontières ne réussissent pas d’après une étude du FMI à rééquilibrer leurs commerces extérieurs. Seuls y parviennent le plus souvent les pays qui tout en dévaluant continuent de se protéger peu ou prou de la concurrence étrangère» (cité par Philippe Norel, ‘‘Le monde diplomatique », mai 1987).
Et l’on s’attend au coup de massue en signant en 2019 l’Aleca qui doit englober les produits agricoles et les services. Nous sommes déjà au 4e round des négociations. Le 5e se déroulera, en avril prochain, en Tunisie. Nous allons bientôt devoir consommer des céréales, des huiles végétales, des viandes et du lait européens. C’est même perçu dans certains milieux comme une reproduction du pacte colonial de 1881.
D’ici quelques années, il y aura au moins 250.000 agriculteurs qui vont disparaître. Je salue l’UTAP ( Union tunisienne de l’agriculture et de la pêche) qui s’y oppose fermement.
* Economiste.
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