Le Syndicat des universitaires-chercheurs tunisiens (Ijaba) est en passe de s’imposer comme un acteur incontournable de la vie publique et il l’a montré à l’occasion de la manifestation du 4 mai 2019 à Tunis.
Par Dr Farid Khiari *
Cette manifestation sans précédent marque un tournant décisif dans l’histoire de l’université tunisienne : c’est la première fois que des universitaires organisent une manifestation monstre, plus de 50% des universitaires exerçant en Tunisie, soit plus de 4000 enseignants-chercheurs qui réclament l’entrée en vigueur de l’accord signé avec le gouvernement le 7 juin 2018 pour faire appliquer l’échelle salariale qui situe les universitaires à son sommet, et donner à l’université tunisienne beaucoup plus de moyens pour mieux accomplir sa mission d’enseignement public de qualité pour préparer le futur de notre pays.
Les universitaires femmes ont été à la tête du cortège
Par une belle journée de printemps ensoleillée, comme notre pays en a le secret, la manifestation s’est ébranlée à partir du ministère de l’Enseignement supérieur au sein duquel les membres d’Ijaba font un sit-in depuis près de 54 jours maintenant, dormant en plein air, sous l’escalier du ministère.
L’ambiance était bonne enfant et marquée par une forme de fraternité nouvelle que les universitaires ont senti pour la première fois de leur carrière : pour la première fois, chaque universitaire avait une forte impression d’être une partie d’un tout, qu’il protège ce tout en le défendant et qu’il est protégé en retour par l’ensemble de ses collègues, une conviction qui n’a jamais été sentie ni partagée auparavant. Comme d’habitude dans notre pays, les universitaires femmes ont été à la tête du cortège et ont représenté près ou plus de 50% des manifestants.
Pourtant, ce samedi 4 mai 2019, l’ambiance ne devait pas être à la fête et à la joie mais à la colère car le ministre de l’Enseignement supérieur, avec l’accord du chef du gouvernement, a suspendu depuis le 1er mars 2019 non seulement les salaires des universitaires affiliés à Ijaba, c’est-à-dire bientôt trois mois au jour d’aujourd’hui, mais de plus, et c’est plus grave, il a suspendu leur couverture sociale et médicale à la CNAM et au CNRPS. Nombre d’universitaires se sont retrouvés seuls face à la maladie et à celle de leurs proches.
Un précédent dans l’histoire de l’université tunisienne
À cela a répondu une formidable solidarité venue de la part d’un grand nombre de médecins qui ont décidé de soigner gratuitement les universitaires et les membres de leurs familles qui sont malades.
Il a fallu à la Ligue des droits de l’homme plus de 10 jours pour prendre position face à cet acte sans nom de priver les universitaires et leurs familles de couvertures sociales et de salaires, peut-être qu’il faut en chercher les causes dans le fait qu’un de ses membres est affilié à l’autre syndicat, ce qui n’honore pas trop cette institution.
Ijaba attend encore la condamnation de tels actes (suspension de salaires et privation de la couverture médicales des universitaires) par le syndicat des avocats, celui des magistrats, celui des architectes, celui de l’ordre des médecins, celui de ceux et celles sensés représenter le peuple tunisien à l’Assemblée nationale dont, soit dit en passant, 70% d’entre eux, paraît-il, ne sont même pas titulaires d’un simple baccalauréat, et de tant d’autres professions restées silencieuses et, du coup, complices de cette décision inqualifiable. Seul le courageux syndicat des journalistes a condamné ces pratiques indignes d’un Etat qui prétend être un Etat de droit. Seuls les indignes ont pris la parole pour soutenir cette action immorale inqualifiable.
Au lieu d’exprimer cette crainte, suspension de salaire et de couverture médicale, la manifestation du 4 mai 2019 restera comme un précédent dans l’histoire de l’université tunisienne en tant qu’affirmation de ce nouveau corps social : jamais il n’y eut autant d’allégresse, de joie et de fête dans une manifestation d’universitaires. Une nouvelle fraternité a vu le jour durant cette incroyable manifestation doublée d’une solidarité exemplaire, fruit d’une lutte commune et de principes et de valeurs communs, partagés maintenant depuis 2011.
On aurait aimé que les collègues non-grévistes eussent rejoint le cortège pour prendre part à cette alacrité de l’intelligence qui envoûte, et qui renoue à nouveau avec l’espoir perdu depuis tant de décennies du fait de la compromission d’un syndicat organique qui dit à qui veut l’entendre qu’il «défend» les universitaires.
Un seul regret toutefois : si on s’était manifesté plus tôt, si on s’était organisé plus tôt, si on avait ce syndicat moderne et si porteur d’espoirs pour les universitaires-chercheurs plus tôt, si on s’était mêlé du sens de la marche de notre pays et de son à-venir, la Tunisie ne serait probablement pas dans cette situation désespérée et sans issue du fait de l’incompétence de ces dirigeants depuis des décennies. L’élite des élites de ce pays est désormais dans le paysage public et a l’intention de défendre fermement les intérêts publics, dont et surtout l’université publique.
* Docteur en histoire de l’Université Paris 7 Denis Diderot, Me de conférences à l’Université de Sousse.
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