Soumise à l’état d’urgence par périodes mensuelles régulièrement renouvelées, la Tunisie est déjà en péril imminent. Il est donc impératif de reconnaître cet état de fait par le recours à l’article 80 de la constitution.
Par Farhat Othman *
C’est ainsi qu’on respectera véritablement une constitution dont on ne cesse de simuler s’en réclamer tout en n’arrêtant pas de la violer dans ses plus importantes dispositions.
En effet, il est bien temps de cesser d’user de faux-semblants et de louvoyer avec la légalité, comme de prétexter respecter ce texte fondamental en organisant à l’échéance constitutionnelle prévue les élections de la présidentielle et des législatives alors que l’on se désintéresse royalement de l’autre échéance autrement plus importante de la mise en place du marqueur éminent de la démocratie qu’est la Cour constitutionnelle.
Un impératif catégorique éthique
Aujourd’hui, il est de la responsabilité du président de la République de cesser enfin de se désintéresser du salut du pays pour assumer entières ses responsabilités; et elles commandent le respect strict et véritable de la constitution qui impose de constater l’état de péril imminent dans lequel se trouve la Tunisie et d’agir pour en sortir par des mesures permettant le fonctionnement régulier des institutions, aujourd’hui contrarié. On dit, d’ailleurs, M. Caïd-Essebsi s’apprête à intervenir publiquement pour une initiative annoncée être dans l’intérêt de la patrie. Gageons qu’il n’en sera rien, car elle ne sera qu’au service de son rejeton en vue d’essayer de réparer quelque peu ce qu’il n’a cessé de dilapider en sur-jouant du joujou que lui avait confié son père.
Or, en l’état catastrophique actuel du pays, il n’est d’initiative véritablement dans l’intérêt de la Tunisie que l’annonce officielle du recours à l’article 80 de la constitution. Le dormeur du palais de Carthage a-t-il encore assez de sens politique et éthique afin de se faire violence et se placer au-delà du marécage partisan, s’élevant au niveau de l’éthique politique, ne songeant qu’à servir la Tunisie dont il n’a eu de cesse, hélas, de se jouer au service des siens, des copains et des coquins? Saura-t-il saisir l’occasion qui se présente à lui pour inscrire dans l’histoire du pays une bien meilleure empreinte que l’actuelle, guère loin d’être assimilée à une forfaiture par les générations futures?
En effet, de par l’article 72 de la constitution, il est le symbole de l’unité de l’État dont il garantit l’indépendance, la continuité et veille au respect de sa Loi fondamentale. Cela ne saurait que lui dicter l’impératif catégorique de réagir enfin à bon escient face à la continuation de la machiavélique œuvre méthodique de sape des fondements de l’État tunisien. Car, assurément, cela a atteint son point culminant avec le tragi-comique procès cadavérique défaisant le meilleur de l’œuvre fondatrice de Bourguiba, non sans tout faire pour jalousement en préserver le pire, les lois scélérates de son régime et de la dictature qui lui a succédé, et ce en refusant la mise en œuvre des acquis majeurs constitutionnels, les droits et libertés consacrés, outre l’instauration de la Cour constitutionnelle pour s’en assurer.
État de fait du péril imminent
Il faut dire que, de fait, le pays vit déjà en état de péril imminent depuis la toute première décision d’y instaurer l’état d’urgence, qui est régulièrement renouvelé par périodes mensuelles, la dernière l’ayant été jusqu’au 4 juin prochain. En effet, qu’est-ce l’état d’urgence que la mesure grave prise en cas de péril imminent ? Or, dans une telle situation, puisqu’à la prochaine échéance, l’état d’urgence sera prorogé d’une autre période d’un mois, est-il pensable pour quiconque doué de raison que l’on puisse songer à organiser des élections dans le pays ? Pourtant, c’est à ce jeu vicieux que nos autorités s’adonnent !
Y a-t-il donc un sain d’esprit dans le pays pour douter qu’avec ce qui se passe aux frontières et à l’intérieur même du pays, dans les régions militarisées, l’intégrité, la sécurité et l’indépendance de la Tunisie soient gravement menacées comme elles ne l’ont jamais été ? Le recours à l’état d’urgence sans cesse renouvelé n’est-il pas une preuve suffisante du péril imminent? Alors, pourquoi se suffire de la forme et s’abstenir du fond qu’impose la constitution même, commandant des actions précises à prendre ? Nierait-on que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics est entravé avec la persistance des échecs de la mise en place de la Cour constitutionnelle et le maintien de lois illégales qui, bien qu’abolies par la constitution, sont toujours appliquées par les juges et même par les forces de l’ordre ? Celles-ci, comme on l’a vu durant ce ramadan, n’appliquent-elles pas déjà des circulaires n’ayant aucune valeur juridique, pour se rendre coupables, en toute impunité, de déni du droit aux libertés individuelles consacrées et de violations caractérisées de la norme juridique la plus élevée du pays ?
Bien mieux, que reste-t-il de ce qui fait un État qui se respecte après les plus récentes avanies subies, dont la plus symbolique reste, à n’en pas douter, l’affaire de l’expert onusien mettant en doute que ce soient les autorités en place qui gouvernent et amenant à se demander si ce ne sont pas des officines parallèles qui le soient, veillant moins à l’intérêt du pays et de son peuple qu’aux leurs propres? Avec l’arrestation de deux mois du fonctionnaire onusien Moncef Kartas, c’est au plus bas des turpitudes que l’État tunisien est tombé, bafouant les règles de l’immunité diplomatique, perdant du coup la moindre ambition à décrocher le siège d’observateur au Conseil de sécurité en l’an 2020 pour l’Afrique, dont il avait droit légitimement de rêver.
En effet, on n’a pas accusé d’espionnage un délinquant, mais un cadre éminent de l’Onu, membre de son panel d’experts pour la Libye enquêtant sur les violations de l’embargo sur les armes. À croire que certains intérêts chez nous se sont sentis menacés dans certaines affaires louches qu’elles tiendraient à cacher. Cela ne rappelle-t-il, par hasard, l’officine occulte responsable des assassinats politiques sur lesquels on continue de pratiquer l’omerta ? Comment organiser des élections honnêtes dans un tel flagrant état de péril imminent ?
L’état de droit du péril imminent
Selon la constitution, en son article 80, l’état de péril imminent emporte des mesures laissées en théorie au bon vouloir du président de la République, mais qui s’imposent à lui, sauf forfaiture qu’il est censé, bien évidemment, ne pas commettre. En effet, si le texte ne prévoit que la faculté pour le président de la République (il use du terme «peut») de «prendre les mesures qu’impose l’état d’exception» ayant pour but de «garantir, dans les plus brefs délais, le retour au fonctionnement régulier des pouvoirs publics», sa formulation, notamment dans le texte arabe qui fait foi, ne laisse aucune échappatoire : c’est un impératif catégorique en termes d’éthique juridique.
Par message au peuple, et après simple consultation du chef du gouvernement et du président de l’Assemblée des représentants du peuple (et éventuellement en informant l’instance constitutionnelle provisoire du fait de la grave anomalie de l’absence de la Cour constitutionnelle dont il est tenu d’informer aussi le président en temps normal), le chef de l’État doit annoncer les mesures nécessaires pour contrer le péril imminent avec l’objectif précis «de garantir, dans les plus brefs délais, le retour au fonctionnement régulier des pouvoirs publics».
Il va de soi qu’un tel fonctionnement, outre le report déjà des élections, doit consister à expurger la législation actuelle de tous les textes illégaux et scélérats et ériger, sans plus tarder, la Cour constitutionnelle dont la mission justement, selon l’article 120 de la constitution, est le contrôle de la constitutionnalité de l’ordre juridique dans le pays, seule garantie d’un fonctionnement sain et régulier de ses institutions. Car il ne sert à rien d’avoir des institutions supposées indépendantes quand elles baignent dans un environnement de non-droit; cela ne fait que diffracter à l’infini le non-droit et consolider l’état actuel de similidroit; ce qui était d’ailleurs la pratique sous la dictature.
Cette mission de salubrité juridique et éthique doit être accomplie par l’assemblée des représentants du peuple que l’état de péril imminent maintient en état de session permanente pendant au moins trente jours après l’entrée en vigueur de l’officialisation d’un tel état. Ladite période doit être suffisante en vue toiletter le droit positif tunisien de ses plus scélérats textes et d’installer la Cour constitutionnelle dont la saisine est prévue par la constitution «pour statuer sur le maintien de l’état d’exception», les mesures exceptionnelles prenant fin dès la cessation de leurs motifs formalisée par un nouveau message au peuple du président de la République.
Voilà ce que commandent au président de la République son passé de politicien de grande valeur — que son présent a hélas terni — outre son devoir de premier responsable du pays, garant de sa pérennité. C’est bien le moment où jamais pour M. Caïd-Essebsi de faire montre de son sens de l’État en se faisant violence, si nécessaire, afin de dépasser ses réflexes humains trop humains l’ayant, ces derniers temps, rivé à des attitudes indignes de sa stature et du meilleur que mérite le peuple qu’il a l’honneur de gouverner et d’incarner son génie.
Car le peuple tunisien, qui a fait montre à maintes reprises de sa maturité et de son sens de la légalité, a plus que jamais mérité que la démocratie à laquelle il aspire soit enfin véridique, et l’État de droit dont il rêve soit une réalité tangible par la mise en œuvre de sa constitution avec les droits et les libertés qui y sont consacrés et leur garantie qu’est une Cour constitutionnelle parfaitement en activité.
* Ancien diplomate et écrivain.
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