
Grande voix de la poésie francophone du Maghreb, Abdellatif Laâbi est l’auteur d’une œuvre multiforme fréquentant tous les genres littéraires, mais la poésie y occupe une place centrale. Sa poésie est de vie, de combat et de témoignage sur l’histoire qui piétine l’homme et entrave sa parole.
Né en 1942 à Fès, au Maroc, Abdellatif Laâbi fonde en 1966 la revue ‘‘Souffles’’ qui a subverti le champ littéraire et culturel au Maroc. Son combat pour la liberté lui a valu d’être longtemps emprisonné au Maroc. Depuis 1985, il vit principalement en France.
L’œuvre de Laâbi fréquente tous les genres littéraires, mais la poésie y occupe une place centrale. Couronnée par de nombreux prix dont le Goncourt de poésie et le Grand Prix de la francophonie, elle est traduite dans un nombre grandissant de langues.
De son côté, Laâbi a traduit en français plusieurs auteurs arabes contemporains.
 À mon fils Yacine
 Mon fils aimé
 j’ai reçu ta lettre
 Tu me parles déjà comme une grande personne
 tu insistes sur tes efforts à l’école
 et je sens ta passion de comprendre
 de chasser l’obscurité, la laideur
 de pénétrer les secrets du grand livre de la vie
 Tu es sûr de toi-même
 et sans le faire exprès
 tu me comptes tes richesses
 tu me rassures sur ta force
 comme si tu disais : «Ne t’en fais pas pour moi
 regarde-moi marcher
 regarde où vont mes pas
 l’horizon, l’immense horizon là-bas
 il n’a pas de secrets pour moi»
 Et je t’imagine
 ton beau front bien haut
 et bien droit
 j’imagine ta grande fierté
Mon fils aimé
j’ai reçu ta lettre
Tu me dis :
«Je pense à toi
et je te donne ma vie»
sans soupçonner
ce que tu me fais en disant cela
mon cœur fou
ma tête dans les étoiles
et par ce mot de toi
je n’ai plus peine à croire
que la grande Fête arrivera
celle où des enfants comme toi
devenus hommes
marcheront à pas de géant
loin de la misère des bidonvilles
loin de la faim, de l’ignorance et des tristesses
Mon fils aimé
j’ai reçu ta lettre
Tu as écrit toi-même l’adresse
tu l’as écrite avec assurance
tu t’es dit, si je mets ça
papa recevra ma lettre
et j’aurai peut-être une réponse
et tu as commencé à imaginer la prison
une grande maison où les gens sont enfermés
combien et pourquoi ?
mais alors ils ne peuvent pas voir la mer
la forêt
ils ne peuvent pas travailler
pour que leurs enfants puissent avoir à manger
Tu imagines quelque chose de méchant
de pas beau
quelque chose qui n’a pas de sens
et qui fait qu’on devient triste
ou très en colère
Tu penses encore
ceux qui ont fait les prisons
sont certainement fous
et tant et tant d’autres choses
Oui mon fils aimé
c’est comme ça qu’on commence à réfléchir
à comprendre les hommes
à aimer la vie
à détester les tyrans
et c’est comme ça
que je t’aime
que j’aime penser à toi
du fond de ma prison
Quatre ans
 Cela fera bientôt quatre ans
 on m’arracha à toi
 à mes camarades
 à mon peuple
 on me ligota
 bâillonna
 banda les yeux
 on interdit mes poèmes
 mon nom
 on m’exila dans un îlot
 de béton et de rouille
 on apposa un numéro
 sur le dos de mon absence
 on m’interdit
 les livres que j’aime
 les nouvelles
 la musique
 et pour te voir
 un quart d’heure par semaine
 à travers deux grilles séparées par un couloir
 ils étaient encore là
 buvant le sang de nos paroles
 un chronomètre
 à la place du cerveau
‘‘Sous le bâillon le poème’’, Ed. L’Harmattan, Paris, 1981.


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