Cette année, seuls les Emirats arabes unis avaient fait mieux que la Tunisie. Ils ont accordé à leurs salariés une semaine entière de congé pour les fêtes de l’Aïd El-Fitr. Il faut reconnaître, cependant, que trois jours d’arrêt de travail après un long mois partagé entre la douce oisiveté des uns et les délices de l’insouciance des autres, ce n’est déjà pas si mal.
Par Yassine Essid
Le luxe enrichit des sociétés et appauvrit d’autres. Ces courtes vacances collectives, même dans un pays où il n’y a plus grand-chose à faire, pèsent quand même sur son économie.
Menant à une semaine de deux jours ouvrés payée cinq, ce congé demeure un luxe bien coûteux de dilapidation d’argent public et impacte négativement la croissance du PIB d’un pays déjà bien mal en point. On parle d’un milliard et demi de dinars de pertes. D’autres nous rassurent, toutefois, qu’en période de conjoncture morose, s’arrêter de travailler une journée serait moins pénalisant qu’en période d’activité intense. Tant mieux.
La complaisance électoraliste travestit la trahison en réalisme
Ce que l’on comprend moins bien, c’est l’attitude d’un chef de gouvernement fraîchement promu leader d’un parti politique supposé de tendance progressiste, qui n’arrête pas de multiplier les mises en garde sur l’état économique du pays, d’inciter les gens à retourner au travail productif, mais qui aurait été mieux inspiré de bannir toute tentation de transiger sous quelque prétexte que ce soit avec les principes de réalité.
Mais la complaisance électoraliste est déjà à l’œuvre, toujours prompte à travestir la trahison en réalisme et à se soumettre sans nuance aux desiderata d’un peuple qui sent le moisi et qui s’attache de plus en plus à un passé et à des rituels sans intérêt.
Deux jours auraient largement suffi pour fêter l’Aïd n’eût été cette persistante mascarade de «la nuit du doute», pendant laquelle on s’est retrouvés suspendus aux lèvres du Grand mufti de la république qui avait mis tant de temps à observer le ciel.
L’islam, qui a vu le jour dans une société utilisant le calendrier lunaire, a fait sienne cette tradition et l’a maintenue. De ce fait, on adopta le calendrier lunaire dans les territoires gagnés à l’islam où se fondèrent des États musulmans.
Le point de départ de la chronologie musulmane est l’événement marquant de la fuite hijra du prophète de l’islam, obligé de quitter La Mecque pour se réfugier à Médine; aussi le calendrier musulman est-il dit calendrier «Hégire».
Perturbations des services publics introduites par les fêtes religieuses
Il existe une différence entre l’année solaire et l’année lunaire plus courte de 11 jours qui au bout de 32 années donnent un total de 352 jours, soit une année lunaire environ. Mais contrairement au calendrier grégorien, qui a le mérite d’être stable, le calendrier lunaire souffre du défaut de ne pas coller avec les saisons et d’être de ce fait irrégulier.
Bien que membre de la communauté islamique, tout fonctionne en Tunisie dans le secteur public selon le calendrier grégorien, ou solaire, mais c’est par rapport au calendrier lunaire que sont fixées les fêtes musulmanes. On imagine ainsi les perturbations qu’introduit cette irrégularité dans l’établissement des fêtes religieuses pour tous les services publics. Car comment planifier certains événements et organiser certains services si on ne peut pas anticiper les dates de ces fêtes ? Bourguiba, tout en gardant les deux calendriers, avait réservé l’hégirien à l’organisation des fêtes religieuses en faisant tout de même en sorte que leurs dates soient déterminées à l’avance. Le plus important, disait-il, n’est-il pas de jeûner 30 jours et non de commencer et terminer son jeûne tel ou tel jour ?
Les partisans de la marche-arrière sont de plus en plus lancés à la recherche de marqueurs identitaires inspirés de l’idéologie religieuse des monarchies du Golfe. Plutôt que de faire progresser les dynamiques de libéralisation politique et de modernisation sociale, ils préfèrent réhabiliter le rituel superflu pour la détermination du début du mois lunaire, générant ainsi périodiquement un imbroglio de comédie sur les dates des fêtes musulmanes.
Pourtant la méthode empirique de l’observation à l’œil nu ou par télescope de l’apparition du nouveau croissant n’est pas facile à réaliser, la visibilité de l’astre dépendant largement des conditions climatiques, mais aussi et surtout de la position géographique du pays.
En revanche, le recours au calcul astronomique prévisionnel et précis, prenant uniquement en compte les dates et heures où se produit dans l’espace l’alignement cyclique des trois corps célestes tarâsuf, Terre-Lune-Soleil, aurait dû constituer pour tous les pays musulmans l’unique déterminant permettant d’annoncer des lustres à l’avance la date de la fin du ramadan.
De grands observatoires astronomiques, tel celui de l’Institut de mécanique céleste et du calcul des éphémérides à Paris, donne l’heure UTC (Temps conditionnel coordonné) de l’instant de l’alignement Terre-Lune-Soleil avec une précision absolue. Cela embrasse une période de 6400 ans, allant de l’année moins 4000 avant J-C à l’année 2400 du calendrier civil universel.
Un monde arabe et musulman plus que jamais frappé d’obtusion
Par ailleurs, l’adoption d’une référence géographique unique à laquelle adhéreraient tous les pays musulmans permettrait, quel que soit le mode de détermination choisi, d’éviter le grand désordre auquel nous avions assisté cette année et qui rend compte surtout de la confusion générale des esprits des peuples et des dirigeants d’un monde arabe et musulman plus que jamais frappé d’obtusion et de lenteur intellectuelle.
Après la répression des non-jeûneurs (fattâra), voici venu le temps de la prohibition. L’autre expression de tolérance et d’ouverture d’esprit de ce gouvernement, cette fois d’ordre métaphysique, concerne la décision de ne pas autoriser la vente des boissons alcoolisées avant samedi, c’est-à-dire trois jours après la fin d’un mois de sevrage.
Dans l’esprit des tartuffes donneurs d’ordre, il fallait attendre que le nuage épais de la dévotion et de la ferveur religieuse se dissipe, éviter le choc du retour et conserver des relents de piété avant de basculer dans la dissipation de l’âme, faisant ainsi le bonheur d’un marché noir qui a bien prospéré.
Ainsi, petit à petit, de nouvelles coutumes nullement sanctifiées par des textes sacrés, mais produites par l’ignorance et la stupidité des zélotes, acquièrent autorité et emportent l’adhésion dans le sens de la réaction.
Les technologies évoluent au rythme de notre retard économique
Hier, du temps de Bourguiba, on pensait qu’un avenir radieux s’offrait à nous et à nos enfants. La Tunisie étant un petit pays avec peu de ressources, mais dotée d’un peuple laborieux et disposait d’une élite intellectuelle et politique qui autorisait une ouverture sociale exceptionnelle dans un monde musulman auquel d’ailleurs nous avions du mal à nous identifier. C’est vers l’Occident que l’on dirigeait nos regards et nos espoirs de croissance et de développement, et le gros rattrapage à effectuer ne nous décourageait guère.
Depuis la fin du XXe siècle, les technologies n’avaient cessé d’évoluer au rythme de notre retard économique, au même titre que les moyens et les incitations pour compenser les nombreux handicaps. Progressivement, on s’est habitués à une assistante financière, devenue une ingérence, sans alternative et dont la disparition provoquerait un vide létal pour le pays.
L’effondrement du système éducatif, le taux scandaleusement élevé de déperditions scolaires et de chômage des diplômés du supérieur (38%), la fuite des compétences, le retard technologique et, comme un malheur ne vient jamais seul, l’intrusion à la dérobée d’un intégrisme rétrograde, nous empêchèrent de bâtir une économie développée et le bien-être qui va avec.
L’islamisme occupe l’espace public et pervertit les esprits
Pire, depuis la chute du régime de Ben Ali, les islamistes se sont emparés du pouvoir politique, et le référent islamique débordant largement sa dimension spirituelle est de plus en plus réduit à sa dimension endogène, à son vocabulaire et à ses rituels.
L’islamisme n’arrête pas d’occuper l’espace public et de pervertir les esprits. Les plus intransigeants de ses partisans n’ont plus que du fiel dans la poitrine et du venin dans la bouche et, depuis une décennie environ, l’arme à la ceinture et le fusil à la main. Ainsi, progressivement, avions-nous fini par être les victimes résignées d’une violence devenue inhérente à un monde arabe et musulman frappé de malédiction.
Nous avons assurément un problème avec le temps. Des pseudo-dialogues infructueux sur fond d’agitation politique et de manœuvres politiciennes, la voracité insatiable pour le pouvoir et luttes acharnées pour la succession, l’agressivité meurtrière et la grande léthargie intellectuelle et sociale; tout cela vient simplement de notre indifférence au temps qui s’écoule imperturbablement, à son rythme régulier, et qu’on laisse fuir sans rien faire pour le retenir. Car désormais plus aucun sentiment d’urgence ne nous anime, plus aucune échéance ne semble nous perturber, plus aucun délai ne nous mobilise, nous agissons en fait comme si le temps n’existait pas. Comme s’il y avait pour nous ni saison, ni calendrier, ni le temps qui passe, ni le temps qu’il fait.
L’Assemblée des représentants du peuple (ARP), dont les travaux traînent en longueur, est gagnée par la lassitude. Le gouvernement, sur lequel le temps n’a pas de prise, fonctionne au jour le jour dans l’attente perpétuelle de lendemains meilleurs. Les programmes des partis politiques font aussi abstraction de l’hétérogénéité du temps tout en s’émancipant de l’espace. Or le facteur temps est porteur de changements et les faits économiques ne se répètent pas.
La vie sociale plus que jamais ajustée aux appels stridents des muezzins
Songeons aussi à l’image habituelle par laquelle on veut se représenter le temps objectif, comme dans l’obligation cultuelle de la prière. Là aussi, sans nous en rendre compte, l’heure de prière devient de plus en plus régulatrice de notre temps social. L’heure officielle, dont nous avons connaissance par nos montres, nos téléphones portables, et les multiples horloges intégrées dans les appareils électroniques qui nous entourent, bien qu’omniprésents dans notre quotidien afin de synchroniser notre vie sociale, laissent de plus en plus place, comme le faisaient les clochers du Moyen-âge, aux heures de prières. Notre vie sociale est plus que jamais ajustée aux appels stridents des muezzins rappelant les innombrables fidèles à leur obligation. Sans parler évidemment de ces portables qui sonnent pour qu’on puisse accomplir la prière en temps et en heure. Ne dit-on pas, de plus en plus souvent, qu’on commence le travail après la prière du matin, qu’on rentre avant celle du soir et qu’on se verra quelque part après le prêche du vendredi ?
Enfin, notre langage porte aussi sur le monde nature, fait advenir ce qui n’était pas encore et le fait surgir dans sa signification temporelle. Ainsi, le futur n’est tel que parce que, en se posant comme présent, l’homme anticipe ce qui n’est pas. Or il n’y a rien de semblable au temps futur dans la langue arabe. Le futur proprement dit n’existe pas. Nos actions sont au mieux réduites à l’inachevé, condamnées dans ce qui dure ou qui se répète et, pour exprimer un événement prochain, on doit faire appel à deux particules, chacune suivie du verbe conjugué à l’inaccompli, sans nuance et sans oublier évidemment d’invoquer Dieu pour voir son désir se réaliser.
Le temps de toutes les incertitudes
Au temps des nanosecondes et de la course aux algorithmes utilisés pour les transactions à haute fréquence, pour transformer l’économie de l’organisation et l’économie personnelle, analyser nos e-mails, nos messageries instantanées et nos appels téléphoniques au service d’une plus grande efficacité de l’entreprise et de la productivité des employés, notre conception du temps reste celle des incertitudes : celle du jour de l’Aïd, de l’inaccessible croissance et de nos capacités de résilience. Nous vivons, produisons, consommons en fonction du calendrier des autres. Désormais point d’anticipation ni de projets d’avenir, rien que du secours d’urgence et gestion de crise.
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