Né le 17 janvier 1946 à Tunis et mort le 5 novembre 2014 à Paris, Abdelwahab Meddeb est souvent présenté comme un essayiste, connu pour ses prises de position publiques en faveur d’un islam libéral et hostile à l’extrémisme religieux. Il est aussi présenté comme romancier, homme de radio, universitaire, traducteur des textes soufis… Il était tout cela bien sûr, mais il est avant tout un grand poète.
«La poésie procède d’abord, chez lui, de la flânerie érudite pour se transmuer en expérience du monde. Meddeb se présentait en hédoniste raffiné, soucieux de glaner la beauté où elle se trouve quand on cultive l’effort de la discerner, dans les œuvres et par les voyages, dans une relation harmonieuse au présent», écrit le critique français Yves Humann. Il ajoute : «Poète de l’errance, il cherche à dire le monde et son unité qu’il pressent, peut-être davantage encore qu’ailleurs, en Méditerranée, mare nostrum, à travers des pérégrinations en des lieux tout autant symboliques que géographiques, Tanger (la pointe de l’Afrique, tournée vers l’Atlantique et la Méditerranée, face à l’Andalousie) ou Tunis (la ville de ses origines), par exemple… »
Pour Edouard Glissant
Fantômes nuées qui traînent
à l’aurore
puissante mer
force sûre
que le roc mesure
vert noir diamant
merles et autres ventrus d’or
si près de la main
l’heure est sainte
s’y insinue le chat chasseur
au-dessus de ses pas
l’oiseau se lève
de juste distance
hors la portée du bond
ah ! toujours l’air
qui sépare
coups d’ailes
que rompent les doigts
qui pincent le papillon
le duvet s’empreint
dans l’aire qui se donne
à l’encre policière
si fort le ressac
atonal sériel
dissonant
et cette mer qui se brise
blanche sur la rive
de roches noires
parler avec les pierres
marcher pieds nus
sur un tapis de galets
celui-ci a la forme d’un cœur
qui emplit la main
pierre drue trouée
à son toucher
se purifie la vieille
c’était une enfance de prière
la nostalgie est un désir
qui brûle où le roseau
fut coupé de sa jonchaie
antique poète d’Arabie
qui porte haut
la couleur de sa peau
que serait l’aurore
sans le noir de la nuit ?
l’injustice a le goût du fiel
qui se dissout dans le vin
au bord de l’amer
c’est l’homme de ce vin
qui chante la fin de l’injuste
noyée dans la coloquinte
d’une ivresse montée du désert
le corps se déhanche
à la fugue de la mer
vent, vent
qui fait danser les palmes
ailes d’ange
rumeur verte
qui évite le piège
de la langue familière
souffle de compassion
rien sinon ces fétus
que le vent appose
sur les cils
serait-ce la maison du pauvre
qui cahote sous le signe
d’une comète
se mordant la queue ?
fenêtre sans vitre
vent qui rafraîchit
la chambre
après l’averse
ni poussière ni froid
la peau de la femme noire
pure soie
huit pétales
autour d’un hexagone
fleur qui s’épand
le château voyage
du fond des Pouilles
jusqu’en Amérique
quel ange t’a-t-il transporté
quel djinn quel démon
quelle fée quel téléphone
t’a fait venir aussi vite
que la voix
qu’aucun souffle ne dévie
passe tes matins
sous le kiosque en bois
dans le jardin que la pluie
perle
maison où s’entend la mer
écume qui lave le souvenir du sang
la roche offre son creux noir
derrière les touffes de fougère
une mer de décembre
et ce n’est pas l’hiver
naufrage des contritions
c’est un autre continent
qui gave le soleil
d’une vérité à la joie donnée
les gerbes d’argent
bannières sur le champ
de cannes
en elles le ciel se réfracte
gris azur qui court violet
à tout vent
crinière de cheval
le diamant
trône de Dieu
qui flotte sur l’eau
quand le monde
n’était que nuée
informe
lui seul scintillait
en ces temps de cécité
corps à corps
avec la houle
ce matin très haute
chaleur du vivant
qui instaure dans l’eau
le désordre des draps
de la grève au chemin
de cendre vers le Morne
retrait de l’insoumis
sous les pas crissent
les mille écailles
d’un ossuaire pétrifié
l’Indien ne jouit plus
de l’arbre dais qui ombre
une litière où le natif
fut coupé en morceaux
que reste-t-il d’une nation
enchaînant les déportés
aux anéantis ?
les mots s’échangent
sous le préau ouvert
sur ce qui provient
des fleurs dans les près
grimpant les versants
d’une campagne
qui accroît la ville
entre l’insecte et l’oiseau
vibratile noir luisant
nerveux fébrile
il plonge son bec
comme trompe
qui aspire les cœurs
jaunes rouges
extraire aux tréfonds
le suc de ces soleils
du zénith au couchant
fiente qui se goûterait
miel nourricier
ou poison qui emballe
le cœur
du colibri au lézard
lot de soleil sur le mur blanc
que le courant d’air décape
la pluie érode
les tuiles sur le toit
aux Tropiques l’histoire
rabote les rugosités
qui résistent
l’air s’incarne moite
la rive se donne sonore
la nuit les poissons danseront
sur le fil qui relie
les mâts aux archives
où se déplient les noms
des révoltes matées
avec toi de la véranda
se pencher sur une mer
blanche d’une colère
qui égruge les bris de volcan
pas de mur autour des jardins
ni des parcs
là se lève haut l’arbre
éventail pour une ronde
de totem
d’autres arbres
que l’ouragan dépouille
souches dont les racines
desserrent un gémissement
de glaise
touaou à tire d’ailes
frôlant l’eau
portant au bec le sel
qui s’incrustera sur l’accoudoir
du trône
comment ne pas le craindre
auréolé par le soleil
qui se fixe à sa droite
à l’heure où l’orange
s’éloigne
profil d’arc brisé
immense iwân
sur sa roide arête
chemine le véhicule du temps
les nuées matière
où de nouveau se découpent
les silhouettes des fantômes
sur la route de la nuit
le ciel s’exile
les étoiles de très basse
lumière
mouvante surface d’eau
qui avance
pour offrir je ne sais quelle
gerbe d’atomes
échappant à la prise
l’œil ne peut fouiller
le silence du buisson
qui flamboie au tintement
de ses paillettes mauves
le soleil fuit
en sa fixité mobile
les paupières tremblent
au sifflement des sphères
ô nuit future
qui assombrit le trône
à la taille de l’iwân
toujours debout
à Ctésiphon
ce sont les Tropiques
qui maintenant
s’en prennent à Chosroès
le jour des ondées
finit en éclat
ligne brisée de l’éclair
figé au contour de la nuée
en son dernier soupir
et qui vous dit
que le règne des pères
c’est la gloire ?
seuls les fils de leurs mères
scrutent le trône déguisé
en diamant autrement taillé
dans la cavité de la compassion
sourd l’eau des filles
après avoir perdu pied
titubé chaviré
ô les senteurs d’aisselles
vanille cannelle
fèves et barres de cacao
fleurs de piment que relaie
la mandarine séparée
de sa peau
au carrefour où le rhum
croise banane et coco
doré aux rayons
du fruit qui fermente
soleil suspendu la nuit
sur les têtes des femmes
exclues du plaisir
veillant nonchalantes
le hangar
fumigations et plafond
qui enserrent l’envol
vers d’invisibles étoiles
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