«La Tunisie se rend aux urnes dans un contexte délétère» intitule Crisis Group son article publié le 12 septembre 2019, où l’analyste politique Michaël Béchir Ayari fait part de possibles risques de déraillement du processus électoral et même de violences. Extraits.
Par Michaël Béchir Ayari
La Tunisie entre dans une période électorale déterminante pour sa stabilité. Si l’intensité de la campagne présidentielle lancée le 2 septembre témoigne d’une certaine vitalité démocratique, la plupart des observateurs de la vie politique tunisienne sont inquiets: aucun compromis ou pacte politique pré-électoral n’adoucit la compétition, d’où beaucoup d’incertitudes.
Actuellement, aucun signe n’indique nettement de quel côté la balance va pencher au niveau international et régional, tandis que l’expérience du consensus n’a pas rendu la Tunisie plus gouvernable.
Les élites politiques tunisiennes ont donc du mal à se positionner sur un échiquier géopolitique mouvant, et hésitent sur la recette politique à même de stabiliser durablement le pays. Elles comptent sur les urnes pour clarifier le rapport de forces, plutôt que sur le dialogue avec leurs adversaires.
Par ailleurs, de nombreux Tunisiens n’ont plus confiance en la neutralité des institutions, le régime politique issu de la Constitution de 2014 et la démocratie, ce qui pourrait favoriser le déraillement du processus électoral. Car contrairement aux scrutins de 2014, les élections de 2019 n’ont pas été précédées d’une période de «dépolitisation de l’administration publique».
Au contraire, depuis mai 2017, lorsque le chef du gouvernement Youssef Chahed a lancé une «guerre contre la corruption» sélective, les querelles politiciennes se sont multipliées: la scène politique s’est polarisée autour de son maintien ou de son départ. Ceci a contribué à paralyser l’action publique et le travail législatif, et a également divisé et discrédité la classe politique, renforçant la conviction chez nombre de citoyens que Chahed, appuyé par Ennahdha, instrumentaliserait l’administration publique à des fins électorales, notamment les ministères de la Justice et de l’Intérieur.
Les événements récents semblent leur donner raison: le 18 juin 2019, à un mois du début du dépôt des candidatures pour le scrutin présidentiel, le gouvernement fait adopter au parlement une série d’amendements au Code électoral qui empêchent de fait le favori des sondages, Nabil Karoui, de se présenter. Le 20 juillet 2019, la présidence de la République annonce le refus de Béji Caïd Essebsi, chef de l’Etat de promulguer cette loi qu’il qualifie de «taillée sur mesure» contre certains partis ou personnalités politiques. Le parti de Chahed Tahya Tounes (Vive la Tunisie) accuse alors Caïd Essebsi de violation de la Constitution. Et le 23 août, Karoui est incarcéré dans des conditions floues, pour des soupçons de fraude fiscale et de blanchiment d’argent.
Quels sont les risques possibles de déstabilisation?
Beaucoup de Tunisiens expriment leur inquiétude quant au résultat du 1er tour du scrutin présidentiel: l’éventuelle présence au 2e tour de Kaïs Saïed (qui prône une refonte totale du système politique accusé d’avoir donné naissance à un cartel) ou d’outsiders comme Lotfi Mraihi, un conservateur au franc-parler originaire d’une région déshéritée du Nord-Ouest, pourrait déstabiliser la classe politique.
Un 2e tour plus probable Karoui-Mourou susciterait de vives tensions: les forces de gauche et la principale centrale syndicale l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) risqueraient d’agiter le spectre anti-islamiste contre Mourou. Ces conflits pourraient même mobiliser les corps professionnels.
Autre scénario possible: l’absence de Karoui au 2e tour et une qualification confortable de Chahed. Ceci encouragerait les partisans de Karoui à contester l’équité du scrutin, en raison sinon de trucages du moins de son incarcération, qui l’a empêché de faire campagne.
Dans ce cas de figure, Moussi et Zbidi leur emboîteraient probablement le pas, en remettant en cause la transparence et le caractère concurrentiel du processus électoral. Le 4 septembre, Zbidi avait en effet accusé publiquement Chahed d’utiliser les moyens de l’Etat pour sa campagne électorale.
Aussi, une crise parlementaire et gouvernementale de plusieurs mois est envisageable, pouvant conduire à de nouvelles élections législatives dans un climat économique morose et une situation sécuritaire encore incertaine.
Que faire pour éviter le risque réel de déraillement?
Les principales forces politiques et syndicales doivent se montrer responsables et éviter de remettre en cause la validité des résultats, si les missions d’observations électorales ne relèvent pas d’irrégularités majeures. Elles doivent d’ores et déjà multiplier les espaces de discussion, en dépit du ressentiment entre les candidats et leurs équipes de campagne, notamment, d’un côté celles de Karoui-Zbidi, et de l’autre celle de Chahed si de soudaines disgrâces ministérielles ou de règlements de compte ont lieu dans le cadre de la «guerre contre la corruption».
Même si l’intensité de la bataille électorale est salutaire sur le plan démocratique, elle risque, si elle rejaillit sur les institutions publiques, les syndicats et les corps professionnels, de cliver la société tunisienne en profondeur dans les 5 prochaines années. Les partenaires internationaux de la Tunisie doivent également se garder de toute ingérence, ou au moins réactiver les canaux de dialogue et de médiation consulaire, pour aider à apaiser les tensions.
A.M.
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