Soixante quine ans après l’effondrement du régime nazi, l’Allemagne fait de nouveau face à ses vieux démons en changeant de cible: après les juifs, les prédateurs néo-nazis ont décidé de s’attaquer aux musulmans.
Par Hassen Zenati
Deux bars à chicha comme il en existe beaucoup en Allemagne où vivent entre 4 et 5 millions de résidents turcs ou d’origine turque, citoyens allemands, binationaux ou immigrés en séjour régulier. Cela se passe à Hanau, ville natale des Frères Grimm (linguistes du XVIIIe-XIXe siécles), qui ont laissé au monde des contes merveilleux comme Cendrillon, Blanche-Neige, la Belle au bois dormant, Raiponce, la Reine des abeilles ou Tom pouce, tous imprégnés d’une morale du bien en lutte acharnée contre le mal. Leur statut en bronze, l’un assis dans la posture du penseur et l’autre débout l’observant avec curiosité, trône au centre de la ville, le dos tourné vers l’hôtel de la mairie.
Le délire raciste d’un militant d’extrême droite paranoïaque
Sauf qu’en cette soirée du 19 février 2020, le mal triomphait du bien, en prenant le visage hideux d’un banquier de 43 ans, Tobias R., militant d’extrême droite, conspirationniste et raciste affiché. Deux fusillades ciblent les bars à chicha. Bilan: 9 morts et plusieurs blessés, d’origine turc essentiellement, ainsi qu’une Roumaine enceinte, un Bulgare et un Bosniaque.
Le choc est vivement ressenti dans cette ville à la population mélangée, abritant différentes cultures et nationalités. Il est terrible. Le suspect sera trouvé quelques heures plus tard mort à son domicile, à côté d’un autre corps. Il était connu pour évoquer souvent la pureté de la race allemande et appeler régulièrement au nettoyage ethnique en Allemagne, mais aussi à l’extermination des populations d’Afrique, d’Asie, d’Amérique du sud et du Moyen-Orient, soit les quatre cinquième de l’humanité. Il partageait avec le président des Etats-Unis Donald Trump, l’idée de construire un mur pour isoler le Mexique de son voisin, et était persuadé que des sociétés secrètes invisibles, utilisent des méthodes diaboliques pour s’assurer le contrôle mental des populations, en vue notamment de les convertir à la nécessaire destruction des peuples blancs. Déclaré paranoïaque, son acte odieux, qualifié de criminel par le parquet, échappe à la classification «terroriste».
La deuxième plus grande communauté musulmane d’Europe
Début janvier, la mosquée Mimara Sinan de Munchberg (Bavière), gérée par l’Union islamique turque pour les affaires religieuses (DITIB), a été attaquée à l’heure de la prière par des assaillants qui ont brisé sa porte vitrée. Selon le directeur de la mosquée Hikmet Kiylioglu, le nombre d’actes antimusulmans n’a cessé d’augmenter ces dernières années en Allemagne, un pays de 81 millions d’habitants, qui abrite la deuxième plus grande communauté musulmane d’Europe occidentale après la France. La police a pour sa part enregistré 813 «crimes de haine» contre des musulmans en 2018, au cours desquels au moins 54 musulmans ont été blessés.
Quelques mois auparavant, en septembre, c’est une synagogue du quartier Paulus de Halle, dans l’est du pays, qui a été visée par un homme lourdement armé, en tenue militaire, portant un casque de fer, au moment où se déroulait un service célébrant Yom Kippour (Jour de Pardon), en présence de nombreux fidèles. L’attaquant n’a pas réussi à entrer dans l’édifice pour perpétrer ce qui aurait pu de transformer en un affreux massacre, mais il a tué deux personnes et blessé deux autres, se trouvant devant un kebab (restaurant turc) situé à proximité de la synagogue. Il a filmé son opération et l’a diffusée sur internet. L’homme âgé de 27 ans appartient à la mouvance néonazie. Il a avoué les motivations antisémites de son attaque.
Les projets criminels d’une multitude de petits groupes mobiles
En février, la police a arrêté un groupe de douze personnes toutes de nationalité allemande, affiliées à l’extrême-droite qui projetaient de commettre de attaques contre de responsables politiques, des demandeurs d’asile et des musulmans et d’«ébranler l’ordre de l’Etat et à la fin de le renverser», selon le parquet de Karlsruhe. Ce n’était pas le seul. La police a fort à faire désormais pour contrer les projets criminels d’une multitude de petits groupes mobiles, habiles à se fondre dans les foules.
La résurgence de l’extrême-droite en Allemagne avec ses différentes variantes: raciste, néo-nazie, suprémaciste blanche ou xénophobe, commence à inquiéter sérieusement les autorités. «La menace que représentent l’antisémitisme, l’extrémisme de droite et le terrorisme de droite est très élevée en Allemagne», a alerté le ministre de l’Intérieur Horst Seehofer, tandis que la chancelière Angela Merkel appelait à «une tolérance zéro face à la haine», et à renforcer la surveillance des groupes suspects.
Quelque 24.000 à 32.000 personnes sont considérées comme des extrémistes de droite dans le pays, dont plus de la moitié (15.000) sont jugées potentiellement «violentes», prêtes à se mobiliser pour passer à l’acte. Dans cette moitié, «l’affinité pour les armes est très élevée», selon les autorités. De nombreux journaux allemands n’hésitent plus à mettre les pieds dans le plat en affirmant comme Der Spiegel que «l’Allemagne a un problème néo-nazi trop longtemps dissimulé».
«Construire une nouvelle nation débarrassée des musulmans»
Après une accalmie d’un demi-siècle depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, le phénomène est réapparu avec la chute du mur de Berlin en 1989. Venu paradoxalement de l’ancienne RDA communiste, il s’est répandu à une rapidité inquiétante dans le reste de l’Allemagne. Il constitue une mouvance de plus en plus visible et bruyante, alors qu’il s’évertuait jusque là à rester opaque et caché. Certains attribuent cette flambée populiste à l’affaiblissement de la conscience historique de ce qui s’est passé sous le régime nazi, notamment parmi les jeunes, d’autres à l’afflux inhabituel de migrants et à l’apparition dans leur sillage de phénomènes jusque-là étrangers à la société allemande, voire à un délitement de la démocratie dans le pays. Objectif commun proclamé de ces groupes : «construire une nouvelle nation débarrassée des musulmans, parce que c’est le plus urgent». Le reste suivra.
Au registre démocratique, le premier coup de semonce a été ressenti en septembre 2017 lorsque Angela Merkel essuyait sa première déconvenue, en remportant les élections fédérales avec 33% des voix seulement, alors qu’elle espérait beaucoup mieux, tandis que l’extrême-droite, représentée par l’Alternative pour l’Allemagne (AFD), faisait une percée en se plaçant troisième avec 12,6% des voix, en devançant les libéraux, la gauche radicale et les verts, et que les sociaux-démocrates touchaient le fond. Ce fut un tournant dans un pays dont l’identité politique d’après-guerre reposait sur la lutte contre les extrêmes, le compromis politique et le réformisme, et la repentance pour les crimes commis sous le régime nazi.
L’extrême-droite fait son bonhomme de chemin dans les élections
Depuis, l’AFD a poursuivi son petit bonhomme de chemin, en capitalisant sur la désaffection des électeurs à l’égard du parti d’Angela Merkel, et en s’attaquant frontalement aux caciques des autres partis qui accaparent le pouvoir depuis 75 ans. Elle a même réussi à mettre une pagaille monstre dans l’ancienne coalition, en jouant aux «faiseurs de rois», pour la première fois depuis la fin de la guerre, pour faire élire Thomas Kemmerich, candidat du parti Libéral, à la présidence du Land de Thuringe. L’AFD a profité habilement du refus des deux partis de droite (CDU et FDP, partis traditionnels de la Grande Alliance) de voter en faveur du candidat de la coalition de gauche dite rouge-vert, qui a raté le coche à une seule voix.
Pour sortir de la pagaille politique qu’ils ont eux-mêmes créée, les deux partis ont dû forcer Thomas Kemmerich à la démission, tandis que la présidente de la CDU, Annegret Kramp-Karrenbauer (AKK), dauphine officielle d’Angela Merkel, soupçonnée d’avoir imprudemment brisé le tabou du refus de toute alliance avec l’extrême–droite observé depuis 1945, démissionnait de ses fonctions à la tête du parti et renonçait pour toujours à son ambition politique d’accéder un jour à la chancellerie.
Ce replâtrage ne doit cependant pas dissimuler qu’une rupture soit à l’œuvre au sein des partis traditionnels, qui risquent de se vider progressivement de leurs adeptes au profit de l’AFD, seul vainqueur du faux pas de la CDU-FDP. Alors que les uns se rassurent comme ils peuvent en proclamant que l’AFD ne rassemble jamais plus que 25% de l’électorat, d’autres, un tantinet plus pessimistes, craignent que le populisme rampant qui déferle sur l’Allemagne, ne porte en lui le malheur comme la nuée porte l’orage. Avec à la clé un bouc-émissaire désigné : l’islam et les musulmans.
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