Le Covid-19 «infecte» désormais la création de la richesse économique (PIB) ! Une «infection» qui génère déjà plus de marasmes : chômage, faillite, indigence, défiance… Trois questions s’imposent: quelle sera l’intensité de la chute du PIB? Quelle sera sa géométrie ? Et quels sont les scénarios et leviers de sortie de crise? Éléments de réponses !
Par Moktar Lamari, Ph. D.
Focus sur l’économétrie et la géométrie du PIB !
Plusieurs estimations ont été faites récemment pour approximer l’intensité de la chute du PIB. Hakim Ben Hammouda et Mohamed Hédi Bchir , chercheurs au sein des universités françaises, ont situé la perte du PIB suite au Covid-19, dans un intervalle de -2% à -6%. Une estimation plutôt optimiste, et un discours lissé pour rassurer et dire il n’y a pas de quoi inquiéter le gouvernement et l’opinion publique.
Moi, et mes collègues économistes-chercheurs au sein des universités canadiennes, avons été franchement plus alarmistes et plus pragmatiques, pour mettre en exergue la prévalence d’une forte probabilité d’atteindre une récession à deux chiffres, pour l’ensemble de l’année 2020. Une récession du PIB entre -10% et -13%.
Plus récemment, professeur Salma Zouari, ex-doyenne de la Faculté d’Économie de Sfax a alimenté le débat, mais prend soin de ne pas se mouiller, ne présentant pas d’estimation économétrique pour l’intensité de la chute du PIB. Elle prône une anticipation adaptative, soulignant que malgré la mise au confinement de 70% de la force de travail (2 millions empêchés d’exercer pour raison de confinement), l’économie tunisienne fonctionne grosso modo à 60% de ses capacités. Intéressant de savoir que la productivité des fonctionnaires serait capable d’amortir le choc.
Pas de boule de cristal, personne ne détient la vérité absolue! Seul l’avenir dira qui a tort et qui a raison ! L’exercice de prédiction est forcément délicat. Toute estimation ex ante a ses marges d’erreur, et cela fait partie de tous les exercices d’anticipation de l’économie du futur avec des données du passé. Surtout que l’accès aux statistiques officielles est rendu quasi-impossible, avec le confinement et la mise à l’arrêt des collectes et compilations des indicateurs et données statistiques (monétaires, fiscales, chômage, valeur ajoutée, etc.). Il faudra rapidement faciliter l’accès aux statistiques économiques et monétaires… pour actualiser et fiabiliser davantage les estimations, les scénarios et les recommandations liées.
Dans les faits, la récession va être inégalement répartie selon les secteurs et les régions. Le plus important impact sera ressenti par les activités économiques fondées sur les services qui procurent presque les deux tiers du PIB. Et ces services sont d’habitude liés au tourisme, transport (aérien, terrestre, etc.), restauration, artisanat, loisir, etc. La saison touristique pour l’été 2020 est quasiment compromise, le retour à la normale doit attendre 2022 (selon l’Organisation mondiale du tourisme).
Ajoutons que plusieurs pays partenaires économiques de l’économie de la Tunisie prévoient une récession à deux chiffres : Italie, Espagne, Allemagne, France… Rien que pour le premier trimestre, la France accuse une chute de PIB estimée officiellement par la Banque de France à un niveau de moins 6%. Et cela ne peut que renforcer la récession du PIB tunisien, en tant que facteur exogène et ayant un effet d’entraînement majeur sur le tissu économique. Les investissements directs étrangers accuseront le coup.
Cela dit, la durée de la crise économique liée à la pandémie du Covid-19 sera longue, pénible et douloureuse: avec un taux de chômage qui va monter crescendo et comme jamais! La consommation et la demande agrégée risquent de se contracter dans une proportion allant jusqu’à -30% pendant les semaines et mois du confinement.
V, U, L ou W : alphabet et géométrie du PIB
La sortie de la crise pandémique et la reprise du PIB sera-t-elle en V, en U, en L, ou en W?
Les scénarios de sortie de crise peuvent être modélisés sous forme de lettres de l’alphabet. Le V symbolise un scénario optimiste de reprise rapide du PIB, après avoir plongé et touché le fond, l’économie redécolle de sitôt. Le L schématise le scénario le plus pessimiste, prédisant une longue stagnation après la récession. Entre les deux (V et L), U et W !
U reflète une reprise décalée, lente et prenant plusieurs trimestres pour que l’économie se remette à croître et à créer des gains de croissance. Le W reflète une reprise rapide, mais suivie par d’autres vagues récessives liées aux incertitudes liées à la maîtrise ou pas du Covid-19… ou à une mauvaise gouvernance économique des aides visant la lutte contre le Covid-19.
La sortie de crise et l’allure de la courbe du PIB dépendront des impacts des mesures et politiques économiques entreprises par les gouvernements pour soutenir l’économie pendant la crise du Covid-19.
En Tunisie, les mesures économiques venant en aide aux ménages, aux PME et à l’investissement restent, malgré tout, encore modestes et méritent renforcement. Certes, le gouvernement fait ce qu’il peut avec des finances publiques exsangues et tributaires de l’aide internationale. Et au total, il faudra que le gouvernement Elyes Fakhfakh injecte au moins trois fois ce qu’il a annoncé (2,5 milliards de dinars). À notre avis, il faudra au moins 7 à 8 milliards de dinars pour préparer l’économie à s’en sortir dans la perspective du scénario V, le scénario le plus optimiste.
Cela dit, et avec son taux directeur excessif, la politique monétaire actuellement menée par la Banque centrale en Tunisie (BCT) aurait déjà compromis le scénario V. Le taux directeur de la BCT est de 6,75%, soit 3 fois plus le taux en vigueur au Maroc, au Sénégal… Avec un tel taux, les PME et les ménages paieraient au moins 10% de taux d’intérêt pour leurs éventuels prêts et avances de fonds auprès des banques commerciales.
De toute évidence, on peut s’attendre à ce que le PIB tunisien réagisse en U : une récession suivie de quelques mois de contraction, pour remonter progressivement. Mais, cela dépendra encore une fois des politiques de relance économique envisagées par le gouvernement Fakhfakh.
Principes directeurs pour la sortie de crise
Un besoin de benchmarking? Oui, la Tunisie doit apprendre des erreurs des autres et des pratiques de gouvernance exemplaires, en contexte de crise majeure et de relance économique. Une telle approche doit aider le gouvernement Elyes Fakhfakh à catalyser la sortie de crise.
Une politique franchement contra-cyclique, par un subventionnement et une injection massive de la liquidité pour donner de la marge de manœuvre aux PME, aux industriels et aux ménages. Keynésienne, cette politique économique doit donner du pouvoir d’achat et des incitatifs pour créer la demande, seul moteur de la relance de l’offre. John Maynard Keynes, économiste mondialement connu et célèbre pour ses travaux, durant des années 1930-45, a écrit qu’en contexte de dépression majeure «le gouvernement devrait payer les gens à creuser des trous dans le sol le matin… pour ensuite les combler en fin de journée». Pour lui, inciter la demande et fouetter le pouvoir d’achat constituent des leviers majeurs.
Dans un autre ordre d’idée, ce type de politique non-conventionnelle est recyclé par des économistes américains contemporains et qui utilisent la métaphore de «helicopter money» pour offrir plus de liquidité… et introduire un choc au niveau de la demande agrégée… en vue de propulser l’offre.
Plusieurs gouvernements des pays européens et nord-américains ont, dans le contexte du Covid-19, tablé sur des injections monétaires massives, pour aider la consommation et l’investissement.
Pas plus tard qu’avant-hier (9 avril 2020), la Banque centrale du Royaume-Uni a décidé de financer directement l’État, et ce pour amortir le choc et accélérer la sortie de la crise Covid-19. Elle le fait, en sortant des mainstreams conventionnels, et sans passer par les banques commerciales…
Et cela en dit long sur le revers des politiques monétaristes ultralibérales, comme celles adoptées aveuglément par la BCT. Incroyable, hier, 10 avril, le conseil d’administration de la BCT confirme son maintien d’un taux directeur de 6,75%, alors que ce même taux converge vers zéro, un peu partout dans le monde. À se demander, si le prêt octroyé hier par le FMI à la Tunisie (750 millions de $US) n’était pas assorti de conditions draconiennes relatives à un taux directeur élevé et à un taux de change totalement flexible. À se demander aussi si le FMI ne prend pas l’économie tunisienne comme un laboratoire expérimental pour ses politiques… et où un taux directeur élevé serait la variable d’ajustement… un placébo?
L’État autant que nécessaire, le marché autant que possible! Pour sortir de façon efficace de la présente crise, la Tunisie doit reconnaître que la pression fiscale plafonne. Elle doit aussi réaliser que l’endettement a atteint un summum. Deux avenues qui sont a priori sans issues !
Pragmatiquement, deux risques sont liés aux mesures de relance irraisonnées et politisées : le premier risque est éthique. Ce risque est lié au transfert du fardeau de la dette aux générations futures, en leur demandant de payer la facture des mesures (et éventuels gaspillages) anti-Covid-19. Le deuxième risque a trait au fait qu’on fasse payer certaines catégories plutôt que d’autres : consommateurs vs producteurs, PME vs multinationales, régions privilégiées vs régions défavorisées, des secteurs plutôt que d’autres… l’offre agrégée vs la demande agrégée.
La Tunisie dispose de quelques 800.000 ha de terres domaniales sous-valorisées, dont 90% en friche! Elle Tunisie dispose aussi de 104 entreprises publiques déficitaires, et qui ne paient pas de taxes. Tout ce patrimoine peut être privatisé, un tant soit peu et progressivement!
Les économistes, les médias, les politiciens et l’intelligentsia doivent communiquer au sujet des arbitrages Économie-Santé. Le citoyen peut facilement choisir entre, d’un côté, des hôpitaux bien équipés et à la fine pointe, et de l’autre, un patrimoine public thésaurisé, laissé en friche et qui se dégrade par prédation et par spoliation liée à des réseaux de lobbyistes.
La privatisation de ce patrimoine thésaurisé évite plus d’endettement des citoyens. Un endettement déjà situé à presque 10.000 dinars pour chaque nouveau-né… et chaque citoyen tunisien.
Politique monétaire en symbiose avec la politique fiscale! Partout dans le monde, la crise du Covid-19 a mis la politique monétaire au service de la politique fiscale (et pas l’inverse). L’argent cumulé et géré par la BCT peut devenir ultimement «un bien public» quand la société fait face à des crises majeures. Plusieurs économistes, récipiendaires du prix Nobel, l’ont confirmé depuis la crise de 1929.
Le taux d’intérêt directeur doit converger vers 3-4%. Dans des contextes similaires, Krugman, récipiendaire du prix Nobel d’économie, nous dit que dans des contextes particuliers, l’inflation peut devenir une solution, plutôt qu’un problème. Toute une affirmation stratégique!
Pour une relance propulsée par l’investissement. En Tunisie, les mesures mises en œuvre pour juguler les méfaits socio-économiques du Covid-19 sont véhiculées par des soutiens dispensés sous forme de dépenses courantes, par une vision conjoncturelle… sans vision stratégique.
La sortie de la crise économique liée au Covid-19 doit rompre avec cette approche de saupoudrage. Le gouvernement d’Elyes Fakhfakh, et plus généralement l’action collective en Tunisie, doivent agir pour encourager l’investissement et éviter la dangereuse tendance voulant endetter le pays et les générations futures pour payer les salaires et la consommation des générations présentes.
Une telle approche se fonde sur des ajustements douloureux et des mesures à vocation structurelle devant bouleverser les modèles de développement adoptés, par les différents gouvernements depuis 2011.
* Universitaire au Canada.
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