Alors que le simple citoyen est bombardé, à longueur de journée, de statistiques alarmantes au sujet du Covid-19, le black-out est quasi-total sur les statistiques économiques, monétaires et budgétaires. Un trou noir et une omerta savamment orchestrés par le gouvernement (et ses institutions INS, ITCEQ,…) et la Banque centrale de Tunisie (BCT)! Explications…
Par Dr Moktar Lamari *
Le gouvernement et la BCT ne disent rien sur l’amplitude de la récession liées au Covid-19, rien sur un chômage explosif, rien sur une dette paralysante, rien sur le déficit public… Et encore moins sur ceux qui vont payer les pots cassés par l’arrêt net de l’économie pendant plus de 10 semaines. Est-ce les entreprises, les salariés, les contribuables, les générations futures, les régions vulnérables…?
Un black-out contre-productif, malsain dans son essence
Tenus en haleine, les opérateurs macro-économiques ne savent plus à quel saint se vouer.
Tous comprennent que ce motus et bouche cousue cachent des incertitudes majeures et des risques gravissimes pour l’économie. Ces opérateurs, un peu naïfs, un peu curieux ou aguerries n’en peuvent plus de la succession des «fatwas» du ministre de la Santé, Abdellatif Mekki, et se désolent de l’omerta du ministre des Finances, Nizar Yaïche, au sujet des impacts économiques liés, somme toute, à une gouvernance chancelante du Covid-19.
Naïfs. Les plus naïfs se demandent où est le ministre des Finances, pourquoi se cache-t-il, alors que son homologue de la Santé, issu du parti religieux Ennahdha, bombe le torse sur tous les écrans de TV. Ces «naïfs» croient encore en l’État-providence en Tunisie. Et ils n’hésitent pas à revendiquer toujours plus de soutiens publics et d’aides gouvernementales. Ils ferment les yeux sur le reste. Et c’est à ceux-là que les politiciens s’adressent dans leurs discours télévisés ou autres. Des discours, souvent populistes et démagogiques… puisque sans données statistiques vérifiables.
Curieux. D’autres opérateurs plus curieux et plus «branchés» se donnent à cœur joie sur Facebook pour pister les informations, relayer les rumeurs et tombent dans les bras de plusieurs webinaires sur Facebook, où des «experts improvisés», souvent sans discours structurés, ni débats controversés, se limitent à s’exprimer sur des enjeux qui ne fâchent pas, entre autres pour ne pas «brûler» leurs ambitions et carrières politiques. Ces webinaires, souvent monocolores et indolores, se limitent à tourner autour du pot, tout le monde est gentil, tout le monde est beau.
Les ministres économiques du gouvernement Fakhfakh se tiennent à distance de ces webinaires, souvent télécommandés par des ambassades, des think tank et des groupes de pression (nationaux et internationaux). Beaucoup de ces webinaires finissent par mettre la responsabilité sur la globalisation… ne donnant aucun avis sur la mal-gouvernance à l’œuvre, aucune piste d’actions articulées par des moyens financements montrant où trouver l’argent ou comment réduire le gaspillage de l’État et la mise en œuvre de recommandations efficaces et efficientes pour le contexte.
Aguerris. Les plus aguerris et les plus coriaces de ces opérateurs économiques sont alors obligés de chercher des statistiques économiques ailleurs qu’en Tunisie. Lisant l’anglais et bien plus proactifs que les autres (acteurs et medias), ces opérateurs vont dénicher des données économiques stratégiques pour leur propre pays auprès des rouages du Fonds monétaire international (FMI), de la Banque mondiale, du Programme des Nations-Unies pour le développement (Pnud) ou de leurs représentants en Tunisie. Une masse de données économiques stratégiques et sensibles sont gérées et mises à jour par ces organisations internationales. En revanche, le partage de ces données se fait au compte-goutte et à la tête du client.
Au final, et contrairement à leurs partenaires européens, maghrébins, africains… asiatiques, les agents économiques en Tunisie sont laissés pour compte par leur gouvernement. Un gouvernement qui les privent de données micro et macro-économiques, budgétaires, monétaires… combien utiles pour leurs décision et anticipation rationnelle des évolutions des marchés et opportunités d’investissement.
Une asymétrie d’information qui amplifie les coûts de transaction et de production
Une telle asymétrie d’information économique est préjudiciable aux anticipations rationnelles qui guident les enjeux décisionnels commandant l’éventuelle relance, et la sortie de crise sanitaire créées par le Covid-19.
Presque 3 mois après l’arrêt brutal de l’économie, pour contrer la pandémie du Covid-19, les opérateurs économiques ne savent pas encore l’ampleur de l’impact du confinement sur les processus de création annuelle de la richesse (PIB), sur le taux de chômage et encore moins sur la paupérisation des couches les plus fragiles et les plus vulnérables.
L’Institut national de la statique (INS) joue la même partition. Il tire le rideau sur ses publications et ne communique plus comme à l’accoutumée! On est en présence d’un silence inquiétant, voire même suspect.
Pourtant, ce même INS continue de fournir, sans discontinuité aux instances internationales et bailleurs de fonds (FMI, Banque mondiale, etc.), ces précieuses données statistiques comme convenu, notamment avec le FMI, en 2017, avec des engagements signés par Youssef Chahed, le précédent chef de gouvernement, et Chedly Ayari, le précédent gouverneur de la BCT (données mensuelles, données hebdomadaires, etc.).
C’est un traitement inégal et indigne de la démocratie tunisienne; c’est un comportement politiquement motivé et aux antipodes des engagements éthiques en matière de production statistique, prônant la neutralité, la transparence et l’éthique de la profession des statisticiens et économètres.
Beaucoup se demandent comment le FMI a pu estimer, fin avril dernier, l’ampleur de la récession en Tunisie en lien au Covid-19, à un recul du PIB de 4,5% pour 2020, alors que l’INS semble dire qu’il est incapable de livrer de telles données aux opérateurs tunisiens avant fin juin 2020. La BCT ne fait pas mieux et reste avare en matière des données mesurant les vrais impacts économiques du Covid-19 (impacts factuels et contrefactuels), de données tendancielles et trends liés gouvernance de ses méfaits.
Les ministères économiques et les organisations en charge des statistiques économiques (ITCEQ, INS, etc.) maintiennent le «secret d’État» et cultivent le suspens statistique! Rien à dire et pas de chiffres actualisés et officiels de la bouche du gouvernement sur les agrégats économiques majeurs : PIB, consommation, investissement, chômage, épargne…
Les sites web du ministre des Finances ne comportent pas de fenêtres consultables en ligne au sujet des données statistiques économiques, budgétaires et financières.
Le post-Covid, c’est mieux que le pré-Covid : Inchallah !
Le chef de gouvernement Elyes Fakhfakh a prévenu que le post-covid-19 sera sous contrôle «Inchallah»! Mais, ni Fakhfakh, ni son ministre des Finances n’osent nous dire comment relancer l’économie, comment financer le déficit public et qui des opérateurs économiques risquent d’en pâtir plus que les autres. Aucun plan de sortie de crise… aucune donnée à ce sujet! Un fatalisme a-économique, fondé sur la résignation et la valorisation de la décision fondée sur les connaissances et les statistiques probantes.
Fakhfakh, avec son pléthorique staff de conseillers économiques, certains avec rang de ministres, gardent le silence et ferment les robinets de la transparence au sujet des données économiques, budgétaires, financières et monétaires.
La nature n’aime pas le vide! Pour combler les méfaits du black-out informationnel au sujet des statistiques et indicateurs économiques en Tunisie, des agences de notation comme Fitch rating, Moody’s et autres à venir, commencent à dégrader la notation de la Tunisie (ou la réviser avec des perspectives négatives), ajoutant leurs données statistiques, indicateurs et proxys des agrégats macro-économiques.
Le rapport de Fitch rating, publié la semaine dernière, grouille de statistiques alternatives et dont les conclusions ciblent directement le dinar, recommandant au bas mot, sa dévaluation de 10 à 15% durant les prochains mois. Ni la BCT, ni le gouvernement n’ont réagi à ce rapport… leur silence est dangereux, puisqu’il finit par donner l’impression que Fitch rating, le FMI et équivalents, détiennent les statistiques crédibles…
La dévaluation du dinar dans ces proportions dégradera le pouvoir d’achat des citoyens de presque 20%. Et c’est bien là le coût social de l’omerta actuelle sur les statistiques économiques, budgétaires et monétaires.
Les opérateurs économiques tunisiens sont malheureusement obligés de dénicher ces statistiques économiques ailleurs qu’en Tunisie. En attendant, ils mettent leur frein à main sur leurs projets d’investissement et de création d’emplois. Ce qui n’est pas de nature à améliorer une situation déjà largement compromise.
* Ph.D et professeur agrégé des universités au Canada.
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