L’affaire du fonds de zakat à la municipalité du Kram, dont la création, qualifiée d’illégale par les autorités publiques, doit être située dans son contexte politique national et même régional, moyennement tendu. Explications…
Par Dr Mounir Hanablia *
Ce n’est pas un hasard si le fonds de zakat, promu par le président du conseil municipal du Kram, au nord de Tunis, n’a pas été inauguré à Regueb, à Sidi Bouzid, ou à la Cité Ettadhamen, là où elle eût à priori été la plus utile. Nous y reviendrons.
Une institution prétendant entrer en concurrence avec l’Etat séculier, dans l’une de ses prérogatives régaliennes, l’impôt annuel sur les revenus pour tous les citoyens, a néanmoins été fondée.
Conflit de compétences entre des collectivités locales et l’Etat
La subtilité de la chose est de présenter cet impôt sur les revenus issu, ainsi que son nom l’indique, des temps médiévaux, comme une taxe sur les collectivités locales. Ainsi on continuerait à se situer dans le cadre constitutionnel d’un éventuel conflit de compétences entre des collectivités locales, toujours plus exigeantes en termes de droits, et l’Etat. La réalité est qu’il ne s’agisse ni plus ni moins que de dénaturer ce dernier en diluant la notion de citoyenneté issue de l’Etat nation, avec ses droits et ses devoirs bien définis, dans celle de l’antique communauté des croyants, la oumma.
Dès lors, une autre question se pose inévitablement, qui est de savoir si la sujétion à la zakat va ou non dispenser des obligations fiscales vis-à-vis de l’Etat.
Déjà du temps de Ben Ali, avec l’instauration du Fonds 26-26, l’administration fiscale avait trouvé de nombreuses difficultés pour se faire rembourser par des personnes qui arguaient des sommes payées à ce fonds pour refuser celles, naturellement bien plus importantes, qu’elles devaient à l’Etat, et qui utilisaient pour cela leur influence politique.
Il faut donc s’attendre, les montants de la zakat étant notoirement nettement moindres que les impôts séculiers, que de nombreuses personnes choisissent de s’acquitter de l’un pour être dispensés de l’autre, bien-sûr avec la complicité de partis politiques influents siégeant autant au parlement qu’au sein du gouvernement.
La bataille des symboles… à moins de 2 km du palais présidentiel
En effet, l’une des caractéristiques du système politique de ce pays est que des partis politiques siégeant au gouvernement complotent contre lui. Et alors que le chef du gouvernement Elyes Fakhfakh est en train de se tailler une solide et durable impopularité en taillant des coupes sombres dans les salaires et les revenus, y compris en période de pandémies, des partis politiques qui siègent dans son gouvernement sont en train de lui lier les mains en s’efforçant non seulement de limiter les ressources de l’Etat, mais aussi d’en placer une part non négligeable sous leur contrôle direct.
Il faudrait aussi dans cette bataille des symboles, et la zakat en est un et de taille, relever le choix du Kram pour l’instauration de cette caisse prétendant renforcer les contributions dues aux collectivités locales, au détriment de celles de l’Etat. La mesure est d’autant plus significative lorsque le siège de l’institution choisie, sis au Kram, se situe à moins de deux kilomètres du palais présidentiel.
Quand on sait le rôle qu’a joué la menace potentielle représentée par la population du Kram-Ouest, dont on avait rapporté à Ben Ali qu’elle se préparait à attaquer son palais pour le contraindre à fuir, et nonobstant le rôle qu’ont plus tard joué des membres de ce quartier dans les Ligues de protection de la révolution, des milices violentes au service du parti islamiste Ennahdha, le message adressé au chef de l’Etat ne saurait être plus clair.
À son dernier appel au peuple à se dresser contre l’impéritie bien réelle du parlement, en lui demandant des comptes, et à instaurer des mécanismes de censure contre les députés allant jusqu’à leur destitution, les islamistes du parlement, pour le moment avec l’accord tacite de la majorité des autres partis politiques, ont ainsi riposté. Mais ce dont il s’agit, ce n’est pas exactement de rogner le pouvoir de l’Etat centralisateur par les collectivités locales, ni de la lutte entre un Parlement nimbé de ses prérogatives «démocratiques», et un centralisme de l’Etat national issu de la colonisation française. Si tel était le cas, ce conflit ne dépasserait pas le cadre institutionnel. En général ce genre de conflit accompagne des revendications autonomistes comme celles des Catalans ou des Basques, ou bien un différend religieux, comme cela s’était passé entre le Roi d’Angleterre, Charles 1er, catholique, et le Parlement, Anglican.
Le conflit feutré entre Carthage et Le Bardo
En Tunisie, à moins de considérer le Nord, le Sud, et l’Ouest, comme des pays différents, conjecture qui ne repose sur aucune réalité historique, il n’y a jamais eu de revendications autonomistes, même si le régionalisme y joue un rôle important, tout en étant occulte.
Par ailleurs, tout comme la Révolution en Angleterre avait fini par impliquer des puissances extérieures, comme la France, la Hollande, l’Ecosse, ou le Hanovre, ce conflit entre le parlement et la présidence s’insère dans un projet plus global, qui est celui des ambitions de la Turquie, un pays de l’Otan, et du Qatar, siège du Centcom américain, à l’ouest de la Méditerranée, en particulier en Libye, ces ambitions faisant appel à des mercenaires tunisiens en provenance de Syrie, les fameux «Daéchiens».
Ce conflit a débuté lorsque le parlement par le biais de son président, le chef islamiste Rached Ghannouchi, avait été contrarié dans sa tentative d’empiéter sur les prérogatives du président de la république, en obtenant un vote sur une alliance, sans aucun doute non dénuée de protocoles secrets, avec les deux pays précités.
Depuis lors, hasard ou pas, des actes de déprédations avec incendies sont régulièrement rapportés sur tout le territoire. Avant de se réjouir d’une éventuelle économie substantielle des impôts, expliquant probablement le record d’affluence lors de l’inauguration de ce fonds de zakat dans son rôle de pilule dorée, il faut donc déjà bien en comprendre les enjeux.
D’une part ce sera le rôle des juridictions de recours concernées de ne pas y apporter une caution juridique. D’autre part, l’ARP est dans l’opportunité de faire un choix entre ses propres intérêts corporatistes, et ceux fondamentaux du pays, lui épargnant autant l’occupation étrangère, que l’infiltration terroriste qui en serait le corollaire, ou les aventures extérieures contre des pays voisins et amis,
Bourguiba avait l’habitude de dire : «Il faut s’entendre avec ses voisins parce qu’on ne les choisit pas».
* Cardiologue, Gammarth, La Marsa.
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