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Article 19 appelle à l’arrêt des poursuites à l’encontre de la bloggeuse Emna Chargui

La sourate Corona partagée par la blogueuse sur sa page Facebook.

Article 19 condamne les poursuites judiciaires, en Tunisie, à l’encontre de Emna Chargui, pour «atteinte aux cultes religieux autorisés» et «incitation à la haine entre les religions».

«Ces interprétations abusives du décret-loi n° 115-2011 menacent les acquis de la Tunisie post révolutionnaire en matière de liberté d’expression. De telles pratiques sont contraires à la Constitution tunisienne garante des libertés et droits fondamentaux et aux normes internationales relatives à la liberté d’expression», souligne l’ONG.

Une accusation dénuée de base juridique suffisante

Le 2 mai 2020, Emna Chargui, une jeune bloggeuse, a partagé sur son compte Facebook un texte satirique intitulé «sourate Corona», évoquant la pandémie du Covid-19 et imitant le format d’une page d’un texte coranique.

Deux jours après, soit le 4 mai, elle a été convoquée par la police judiciaire pour être interrogée. Le 6 mai, elle a comparu devant le bureau du procureur qui a décidé de la poursuivre sur la base des articles 52 et 53 du décret-loi n°115-2011 relatif à la liberté de la presse, pour «atteinte aux cultes religieux autorisés» et «incitation à la haine entre les religions». Le tribunal de première instance de Tunis a décidé, le 28 mai 2020, le report du procès d’Emna Chargui au 2 juillet 2020.

Article 19 souligne que cette accusation n’a pas de base juridique suffisante, les articles 52 et 53 étant incompatibles avec les dispositions de la Constitution de la Tunisie et l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civiles et politiques ratifié par cette dernière.

La Constitution tunisienne garantit le droit à la liberté d’opinion, de pensée et d’expression en vertu de son article 31. L’article 49 de la Constitution dispose que les restrictions à ce droit ne doivent pas «porter atteinte à leur essence». Il dispose de surcroît que leur établissement doit reposer sur une base légale et doit «répondre aux exigences d’un État civil et démocratique, et en vue de sauvegarder les droits d’autrui ou les impératifs de la sûreté publique, de la défense nationale, de la santé publique ou de la moralité publique tout en respectant la proportionnalité entre ces restrictions et leurs justifications».

La définition de l’incitation à la violence

La Constitution tunisienne a repris les exigences de ces engagements internationaux en matière de liberté d’expression. Ainsi le Pacte international relatif aux droits civils et politiques prévoit dans son article 19-3, que toute restriction à la liberté d’expression doit reposer sur une base légale suffisamment claire et prévisible, poursuivre des objectifs légitimes, et respecter le principe de proportionnalité, c’est-à-dire que les bénéfices des intérêts protégés l’emportent sur les préjudices à la liberté d’expression, y compris concernant les sanctions qu’elles autorisent. Par ailleurs, ces moyens de contrôle des restrictions s’appliquent aussi aux cas d’incitation.

L’article 52 du décret-loi 115 prévoit une peine allant jusqu’à 3 ans de prison à l’encontre de quiconque «aura, directement, incité à la haine entre les genres, les religions ou les populations, et ce en appelant à la discrimination et en utilisant des procédés hostiles ou la violence ou la propagation d’opinions fondées sur la ségrégation raciale».

Article 19 regrette que la disposition susmentionnée n’ait pas repris la définition prévue par les normes internationales de manière plus précise. Elle rappelle en outre qu’afin d’éviter toute application abusive, et que la restriction à la liberté d’expression demeure une exception, la législation nationale doit éviter le recours à des définitions vagues et larges.

La limitation du risque d’une interprétation abusive

Ainsi, à l’échelle internationale, la définition de l’incitation a été clairement établie et fait référence à des déclarations sur des groupes nationaux, raciaux ou religieux qui créent un risque imminent de discrimination, d’hostilité ou de violence envers des personnes appartenant à ces groupes. Cet aspect de la définition de l’incitation à la violence est malheureusement absent de l’article 52 du décret-loi 115.

Article 19 insiste sur l’importance de la recommandation du Plan d’action de Rabat pour le travail des procureurs et autorités judiciaires, notamment pour les aider à justifier l’interdiction de l’incitation en utilisant un «test de seuil élevé» moyennant un examen comportant six étapes. Outre la limitation du risque d’une interprétation abusive et arbitraire, ce test de seuil élevé, permet de lutter contre l’impunité d’un appel réel à la haine discriminatoire, pouvant mener vers un résultat proscrit (un problème qui touche en particulier les minorités).

Article 19 regrette en outre, que le procureur n’ait pas pris en compte le risque imminent d’hostilité et de violence à l’encontre de l’accusée, étant donné qu’elle avait reçu de nombreux messages haineux et des menaces de mort et de viol. Il apparaît, de même, que le caractère satirique du texte de l’accusée n’a pas été pris en compte. Or ce dernier aspect est essentiel afin de déterminer l’élément intentionnel de toute infraction relative à l’incitation à la violence.

Une atteinte injustifiée à la liberté d’expression

Par ailleurs, Article 19 estime que la publication en question, reprenant les codes d’un verset coranique, ne constitue pas une atteinte au culte religieux, dans la mesure où elle n’affecte en rien le droit de le pratiquer. Par ailleurs, même si cette publication est considérée comme étant choquante ou un manque de respect, leur pénalisation et sanction allant jusqu’à 3 ans d’emprisonnement constitue une atteinte injustifiée à la liberté d’expression garantie par la Constitution.

Article 19 insiste sur le fait qu’aux termes des standards internationaux, la restriction de la liberté d’expression, y compris, les interdictions des manifestations de manque de respect à l’égard d’une religion ou d’un autre système de croyances, y compris les lois sur le blasphème ne sont compatibles avec le Pacte international relatif aux droits civiles et politiques, que s’ils respectent strictement les conditions spécifiques de l’article 20-2 et des conditions stricts de l’article 19-3, dudit pacte.

Au vu de ce qui précède, Article 19 invite le tribunal à endosser son rôle de garant de la protection des droits et libertés, en interprétant le décret-loi conformément à la lettre et à l’esprit de la Constitution et aux engagements internationaux de la Tunisie en termes de droits humains.

Source : communiqué.

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