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France-Turquie : escalade à bas bruit sur la Grande Bleue

La tension continue de monter en Méditerranée entre Paris et Ankara au sujet de la Libye, mais la Turquie, discrètement soutenue par Washington, a réussi à marquer un point en évitant une sanction de l’Otan réclamée par Paris.

Par Hassen Zenati

Depuis des semaines, le ton monte entre Paris et Ankara concernant la Libye, mais il est couvert par le bruit des vagues de la Grande Bleue. Depuis que la frégate française Le Courbet a été «illuminée» par une frégate turque le 10 juin 2020, en la sommant de s’éloigner d’un cargo tanzanien chargé de matériel militaire turc à destination de la Libye, Paris ne décolère pas. En Langage militaire, l’illumination est la dernière étape avant le déclenchement du feu contre une cible.

Après son ministre des armées, Florence Parly, le président Emmanuel Macron a dénoncé avec force le caractère «agressif» de l’action turque en Méditerranée, pointé la «responsabilité historique et criminelle» d’Ankara en Libye et demandé à l’Otan de prendre une position claire sur les deux sujets.

La France accuse le «double jeu» de la Turquie en Libye

Mais le secrétaire général de l’organisation de défense atlantique, dont les deux pays sont membres, le Norvégien Jens Stoltenberg, a minimisé l’incident maritime entre les deux flottes «amies», provoquant en retour la suspension, «provisoire», dit Paris, de la participation française à l’opération commune de surveillance du trafic d’armes, connue sous le nom de Sea Guardian en Méditerranée. «C’est un geste politique clair pour mettre un coup de projecteur sur l’ambiguïté d’une opération anti-trafic d’armes menée avec des trafiquants» et le «double jeu» de la Turquie en Libye, accusent les responsables français.

«Il ne nous parait pas sain de maintenir des moyens dans une opération censée, parmi ses différentes tâches, contrôler l’embargo en Libye avec des alliés qui ne le respectent pas. Le fond de l’affaire, ce sont les violations répétées de l’embargo par la Turquie et un historique de falsifications et de trafics qui est extrêmement préoccupant», ajoutent-ils.

Paris a été plus qu’irrité par l’attitude de Jens Stoltenberg «qui ne refuse rien aux Américains, qui ne refusent rien aux Turcs», selon des analystes proches de l’organisation. «Il a réussi à noyer le poisson, ce qui n’est pas fait pour plaire à Paris», en affirmant qu’il n’avait eu ni le temps ni les moyens d’aller au bout de l’enquête, ajoutent-ils. Seulement huit membres de l’organisation sur 22 ont soutenu la France dans cette affaire. Certains analystes se demandent s’il ne s’agit pas d’une réponse du berger à la bergère après qu’Emmanuel Macron eut critiqué il y a quelques mois l’immobilisme de l’Otan, assimilé à une «mort cérébrale». Le rapport sommaire commandé par Stoltenberg a été immédiatement enterré sous le sceau du «secret défense», alors que Paris exige, avant de revenir dans l’opération Sea Guardian, «que les alliés réaffirment solennellement leur attachement et leur engagement au respect de l’embargo», et réclame une meilleure coordination entre les différents commandements au sein de l’Alliance atlantique, ainsi qu’une meilleure coopération entre l’Otan et la mission européenne Irini, qui surveille elle aussi le respect de l’embargo sur la Libye.

Washington et Ankara se partagent les rôles en Libye

Au passage, le président français aura appris que les Etats-Unis soutiennent en sous-main la Turquie dans ses menées libyennes contre le maréchal Khalifa Haftar, poulain de Paris, en faveur de son rival Fayez Sarraj, soutenu également par Rome.

Washington souhaiterait notamment un cessez-le-feu, la fin des ingérences étrangères et le retour des belligérants à la table des négociations en vue d’une solution politique à la crise qui dure depuis 2011, dans l’esprit de la conférence de Berlin de janvier dernier.

Pour Hasni Abdi, directeur du Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen de Genève, depuis que Khalifa Haftar a échoué à prendre Tripoli après 14 mois de siège, faisant douter ses alliés de sa capacité à imposer une «solution militaire» au confit, «Washington et Ankara se partagent les rôles en Libye», dans une parfaite complicité. Le premier fait miroiter la carotte et le second agite le bâton.

Pour les Américains, le plus urgent désormais est la reprise par le gouvernement de Fayez Sarraj du contrôle exercé encore par les troupes de Haftar sur le «croissant pétrolier», qui commande 80% de la production d’hydrocarbures en Libye. Ce contrôle passe par la reprise de la ville stratégique de Syrte – fief de Mouammar Kadhafi – et de la position fortifiée de Jofra, considérées comme une «ligne rouge» pour sa sécurité par l’Egypte. Soutenue par les Emirats arabes unis et l’Arabie saoudite, Le Caire menace d’intervenir militairement si cette ligne était franchie par les troupes de Sarraj. La situation reste plus confuse que jamais. L’imbroglio n’est pas près de se dénouer.

La France envisage des sanctions européennes contre la Turquie

La France compte revenir à la charge sur ces divers dossiers le 13 juin à l’occasion d’une réunion des ministres européens des Affaires étrangères convoqués à sa demande pour débattre de la Turquie et de nouvelles sanctions qui pourraient être envisagées, selon le ministre français de l’Europe et des affaires étrangères Jean-Yves Le Drian. Ces sanctions pourraient entrer dans la panoplie de celles qui avaient été adoptées en octobre par l’Union Européenne à Luxembourg contre de la Turquie pour ses forages gaziers dans les eaux territoriales de Chypre. «Des sanctions ont été prises en raison des forages. D’autres sanctions peuvent être envisagées», a dit Jean-Yves Le Drian lors d’une audition devant la commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale française, mercredi 1er juillet. Paris pourrait enfin remettre sur la table la question épineuse des missiles russes S-400, très perfectionnés, achetés par Ankara en dépit de son appartenance à l’Otan.

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