Comment expliquer la montée en puissance de Abir Moussi et, à un degré moindre, de sa formation politique, le Parti destourien libre (PDL), dans les derniers sondages d’opinion ? Destin politique ou bulle médiatique ?
Par Ridha Kéfi
La question taraude la plupart des dirigeants politiques, qui ne voient pas d’un bon œil cette montée qui risque de balayer beaucoup de partis appartenant à la famille dite démocrate libérale ou centriste, revendiquant le legs de l’Etat national fondé par Bourguiba, notamment ceux issus de Nidaa Tounes (Tahya, Machrou et Qalb), mais aussi Afek et Al-Badil, qui leur sont idéologiquement proches.
Cette montée risque aussi de balayer les partis de gauche et de centre-gauche, déjà presque disparus de la scène, à la faveur des élections de 2019, car Abir Moussi et son PDL leur ont phagocyté leur fond de commerce habituel, à savoir l’hostilité au parti islamiste Ennahdha, que l’avocate semble gérer avec beaucoup plus de panache et de virtuosité. On citera les plus importants parmi ces partis, à savoir le Parti des patriotes démocrates unifié (Watad), le Parti des Travailleurs, Al-Massar et autres Al-Qotb.
Quant aux partis Echaab et Attayar, dont l’identité politique et idéologique reste floue, ils sont en train de beaucoup perdre en crédibilité aux yeux de beaucoup d’électeurs, et il n’est pas dit qu’ils réaliseront désormais des scores proches de ceux qui furent les leurs en 2019. Car beaucoup d’eau a coulé sous les ponts les six derniers mois et on ne peut pas dire que l’appartenance de ces deux partis à la coalition gouvernementale aux côtés d’Ennahdha leur a permis d’améliorer leur image ou de gagner en crédibilité. Au contraire…
Restaurer la configuration bipolaire, modernistes contre islamistes
La montée de Moussi et de son parti dérange, également, au plus haut point Ennahdha, dont ils font leur principal adversaire et la cible de leurs critiques récurrentes, dans une volonté évidente d’inscrire la scène politique tunisienne dans la même configuration bipolaire, modernistes contre islamistes, ayant permis à Béji Caïd Essebsi et à Nidaa Tounes d’accéder au pouvoir au lendemain de la présidentielle et des législatives de 2014.
Cependant, cette stratégie peut sembler présomptueuse de la part de Abir Moussi et de ses partisans, car même si la présidente du PDL et le fondateur de Nidaa Tounes sont issus de la même famille politique dite destourienne et bourguibienne, l’identification de l’une à l’autre dénote une certaine prétention, car pour réussir à battre Ennahdha à la régulière, par les urnes lors d’élections démocratiques irréprochables, mission que se donnent Mme Moussi et le PDL, il ne suffit pas de se prévaloir du legs bourguibien et de réduire le débat politique à une opposition entre modernistes et islamistes. Mme Moussi doit aussi être capable de rassembler, sinon autour de sa personne du moins autour d’un projet de front national anti-islamiste, ce qui, dans l’état actuel des forces politiques, est loin d’être réalisable. Et ce pour plusieurs raisons…
D’abord, Mme Moussi a la fougue de la jeunesse qui lui permet de mobiliser ses irréductibles partisans et d’en gagner encore d’autres au fil des jours, mais elle n’a pas le bagou, la bonhomie, la pondération et la ruse ayant permis à feu Caïd Essebsi de rassembler autour de sa personne et de son projet des familles politiques aussi différentes que les Destouriens, les RCDistes, les militants syndicalistes et les activistes de gauche, et même cette prouesse n’a pas permis à son parti, Nidaa Tounes, d’avoir une majorité franche lui permettant de gouverner sans une alliance contrainte avec Ennahdha, qu’il avait pourtant battu à la régulière.
Pourra-t-elle «refaire le coup» de Caïd Essebsi ?
Or, Abir Moussi aura beaucoup de mal à brasser large et même à rassembler sa propre famille politique où beaucoup de voix contestent encore son leadership. Et pour cause : droite dans ses bottes et clivante à souhait, elle ne renie rien de son passé ni de celui de son ex-parti, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), dissous en 2011 par décision de justice, ni même de l’héritage de l’ancienne dictature de Ben Ali, position que beaucoup de Tunisiens ne comprennent pas et les rend plutôt suspicieux à son égard.
Mme Moussi a aussi d’autres handicaps à surmonter pour espérer «refaire le coup» de Caïd Essebsi : elle écrase son parti sous le poids de son leadership exclusif, ne souffrant aucune nuance ou distance critique. Or, sans un véritable parti structuré, disposant des hommes et des femmes de terrain, rayonnants et appréciés par leurs compatriotes, et fonctionnant selon des règles et des méthodes démocratiques, on peut monter soi-même très haut dans les sondages, mais on ne peut espérer voir son parti remporter des élections.
Et c’est à cette tâche que doit s’atteler Mme Moussi si elle veut vraiment réussir : raboter, rogner et polir ses positions, tout en restant fidèle au cœur de sa doctrine, afin de faire taire certaines réserves, rassurer les méfiants et s’attirer la confiance d’un plus grand nombre de ses compatriotes et être capable, ensuite, de rassembler, moins autour de sa personne et davantage autour de son parti. Car, dans le système politique tunisien actuel, sans un parti fort et structuré, elle sera, au mieux, une «lionne en cage». Le président Kaïs Saïed en sait quelque chose, lui, qui a construit son projet politique autour de sa «grande» personne et qui, aujourd’hui, se morfond dans la solitude feutrée et ennuyeuse de son palais de Carthage.
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