Le discours de Kais Saied à l’occasion de la fête nationale la femme, jeudi dernier, 13 août 2020, coïncidant avec la célébration du 63e anniversaire du Code du statut personnel (CSP) et de la libération de la femme du joug des hommes, est plus profond que ce que beaucoup de Tunisiens en ont retenu le limitant à son rejet de l’égalité dans l’héritage entre l’homme et la femme, sans en analyser le fond et sans montrer toute l’étendue de la leçon que donnait cet ancien professeur de droit.
Par Rachid Barnat
Que retenir du discours de Kais Saied à l’occasion de la fête nationale la femme, jeudi dernier, 13 août 2020, coïncidant avec la célébration du 63e anniversaire du Code du statut personnel (CSP) et de la libération de la femme du joug des hommes ? Ce fut l’occasion pour le président de la république de fêter la femme tunisienne et de livrer un message politique dans un discours empreint d’une grande solennité, lors duquel Kais Saied, pédagogue, a donné à la fois une leçon d’histoire mais aussi de droit et de politique à Rached Ghannouchi, président de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), auquel il s’adressait en se tournant vers lui, pour bien montrer que son message s’adresse en premier aux Frères musulmans d’Ennahdha et à leurs acolytes islamistes de tous poils !
La religion concerne les individus et l’Etat n’a pas de religion
M. Saïed a clairement critiqué la rédaction de l’article 1 de la Constitution de 1959 qui stipule que l’islam est la religion de l’Etat comme le proposait Ali Belhouane, et non Habib Bourguiba, comme beaucoup le pensent; rédaction reprise telle quelle et voulue par les islamistes d’Ennahdha dans la Constitution de 2014.
Il en a montré clairement et fermement l’inanité en soulignant avec force ce que beaucoup disaient depuis longtemps, à savoir que l’islam ne concerne que les individus et qu’un Etat n’a pas de religion. Il a mis en garde contre l’abus de langage quand certains vous parlent d’Etat islamique, en citant pour exemple celui de l’Iran. Il a demandé avec humour si les Etats musulmans devaient être sanctionnés pour aller en enfer ou au paradis, comme le prévoit la religion pour tout croyant musulman !
M. Saïed déplore qu’il ait fallu l’article premier pour affirmer que la religion de la république est l’islam… affirmation qu’en son temps Kheireddine Pacha a cru bon de rappeler alors que le pays était sous l’égide du califat ottoman et qu’une telle affirmation dés lors n’était plus nécessaire puisque le calife ottoman était de fait le chef spirituel de l’islam ! Pour dire que derrière cet article constitutionnel se cache une volonté politique hégémonique.
Personne n’est mandaté pour régenter la foi des Tunisiens
Et une fois de plus se tournant vers Ghannouchi, pour lui rappeler que personne n’est mandaté pour régenter la foi des Tunisiens. Que chacun est libre de pratiquer l’islam selon l’obédience qui lui convient et que nul n’a le droit d’imposer sa propre lecture de l’islam au peuple tunisien.
On ne peut être plus clair sur la condamnation de l’islam politique et son souhait de séparer définitivement l’Etat de la religion.
M. Saïed a ensuite abordé la question de l’égalité dans l’héritage. Il l’a fait de manière assez intelligente sans aller jusqu’au bout de sa logique à propos de la séparation de l’Etat et de la religion.
Trêve d’hypocrisie, laisse-t-il entendre. Que ceux qui s’accrochent à l’égalité devant l’héritage entre fille et garçon montrent plus de combativité pour déjà inscrire dans la réalité l’égalité entre homme et femmes comme le stipule l’article 21 de la Constitution *! Car cette question qui les taraude ne concerne en général que les nantis bourgeois. Alors que les femmes modestes, et qui sont majoritaires, triment, souvent non déclarées, ne bénéficiant d’aucune couverture sociale; et ce, pour un salaire de misère et inférieur à celui des hommes. Commencez, dit-il, par traiter ces femmes avec dignité et égalité avant de vous focaliser sur l’égalité successorale !
Pourquoi ne pas en finir avec l’injustice faite aux femmes devant l’héritage ?
Cela étant, son rappel sur la clarté du Coran en matière d’héritage était assez malvenu après ce qu’il avait dit de l’islam politique; surtout qu’il oubliait, au passage, que de très nombreuses prescriptions du Coran ont été largement abandonnées avec l’évolution de la sociologie et des mœurs ! On ne coupe plus les mains des voleurs, l’esclavage a disparu et la polygamie est, de fait, tombée en désuétude! Alors pourquoi ne pas en finir avec cette injustice faite aux femmes devant l’héritage? Sur ce plan, Kais Saied aura botté en touche. Dommage qu’il ait manqué de courage sinon de suite dans les idées.
À propos du CSP, le président a rendu un hommage vibrant à Habib Bourguiba à l’origine de ce code, par lequel il avait donné un statut juridique à la femme. Il va apporter cependant une précision en rapportant ce que lui en disait Mustapha Filali. Ce dernier demandait à Bourguiba de soumettre son projet du CSP au vote des constituants de 1955. Ce que Bourguiba avait refusé avec raison car le peuple tunisien était encore engoncé dans des archaïsmes religieux, et que la phallocratie dominant le débat, les constituants rejetteraient le CSP.
Un rappel, pour dire qu’il est bon parfois qu’un dirigeant visionnaire et éclairé puisse imposer ce qu’il estime bon pour son peuple sans lui demander son avis tant qu’il est inculte et pas mûr pour la démocratie. Ce qui est en soi un hommage à Bourguiba et non une critique de la part de Kais Saied !
Une autre partie de son discours, adressée aussi aux islamistes, va dans le très bon sens. Il rappelle les slogans de la révolution : «Travail. Dignité. Liberté», qui n’ont pas été concrétisés en près de 10 ans de pouvoir islamiste.
Selon lui la dignité va de pair avec la justice, ce qui lui donne l’occasion de tancer les islamistes en leur rappelant que lorsque la politique entre au Palais de Justice, c’est la justice qui en sort !
Alors Kais Saied serait-il un laïc qui s’ignore ? Cet homme croyant, qui fait souvent ses prières à la mosquée, est pour la séparation de l’Etat de la religion mais sur le plan sociétal, il reste un peu timoré, alternant archaïsme et modernité.
Au final, le discours du 13-Août est important que trop de Tunisiens sur les réseaux sociaux ont limité à l’égalité dans l’héritage sans en analyser le fond, sans montrer toute l’étendue de la leçon que donnait cet ancien professeur de droit. Ce qui donne, lorsque l’on se contente de lire les post sur ces réseaux, une idée tronquée et très trompeuse du message présidentiel.
* Article 21 : les citoyens et les citoyennes sont égaux en droits et en devoirs.
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