Nabil Karoui, président du parti Qalb Tounes et patron de la chaîne Nessma TV, a été incarcéré à nouveau cette semaine dans le cadre de l’enquête judiciaire dont il fait l’objet, ainsi que son frère et associé, le député Ghazi Karoui, pour évasion fiscale, corruption financière et blanchiment d’argent. Dans l’article ci-dessous, l’auteur démonte la toile d’araignée de l’empire des Karoui.
Par Dr Fathi Ben Frija
Alors que nous étions en train d’enquêter sur des prêts donnés par la Banque de l’Habitat (BH), nous sommes tombés sur une information qui a attiré notre attention. Dans la liste des sociétés qui avaient des créances dont la valeur dépasse les 1 million de dinars à la fin de l’année 2010, figure une société dénommée Nessma Broadcast SARL qui avait un découvert de 2,55 millions de dinars et qui a été mobilisée pour faciliter son payement. C’est le seul client de la BH qui soit dans une telle situation.
D’après l’annonce de constitution publiée dans le JORT, l’objet de cette société est «l’exploitation d’une chaîne télévisée». Son gérant est Nabil Karoui. Il s’agit bien donc de la chaîne télévisée de Nessma TV.
Nessma BH
En plus de cette dette, le rapport de l’Instance nationale pour la réforme de l’information et de la communication (INRIC) révèle que les dettes de Nessma TV envers l’Office national de télédiffusion (ONT) ont atteint la somme de 167.000 dinars au début août 2011.
C’est là que nous avons commencé à nous poser des questions. Comment est-ce que la BH a elle-laissé cette société atteindre un découvert équivalent à deux fois et demi son capital social ? Ou encore, comment se fait-il qu’en 2011, la chaîne télévisée, qui s’est emparée de la part la plus importante du marché de publicité, dépassant de loin tous ses concurrents, ne parvient pas à couvrir son découvert bancaire ?
C’est alors que nous avons commencé notre investigation sur Nessma TV. Les tous premiers résultats de recherches nous ont révélé l’existence de deux autres sociétés portant le nom de Nessma : Nessma Entertainment SARL enregistrée en Tunisie et Nessma SA… au Luxembourg !
Objectivement, cette société pourrait bien ne pas avoir de lien avec la chaîne télévisée. Ce doute nous a poussés à intensifier nos recherches et parvenir à son statut.
Les premiers documents relatifs à Nessma SA que nous avons consultés et analysés nous ont confirmé l’existence claire et nette d’un lien entre la chaîne télévisée et le Luxembourg. En effet, lors de sa création, la société Nessma SA – enregistrée initialement au 1, Rue de Goethe, Luxembourg – avait un seul et unique gérant/administrateur : Nabil Karoui, Tunisien, né à Bizerte le 01/08/1963 dont l’adresse est 75, Avenue Mohamed 5, Tunis. Il s’agit bien d’un des frères Karoui dont l’adresse professionnelle est l’immeuble Karoui&Karoui.
En plus de ce lien, ces mêmes documents indiquent que Nessma SA est une Soparfi (sociétés de participations financières»). Au Luxembourg, les Soparfi sont des holdings dont la vocation est la détention de participations dans des sociétés filiales tout en étant exonérés de plusieurs types d’impôts dont la retenue à la source est dans les pays où ses filiales sont localisées.
Outre le non-respect des standards internationaux en matière de lutte contre la fraude et l’évasion fiscale, l’existence de ce type de structures financières usées pour des fins d’évasion fiscale était l’une des raisons pour lesquels l’OCDE a été poussé en 2013 à mettre le Luxembourg dans sa liste grise des paradis fiscaux. Plusieurs des sociétés dont les noms sont apparus dans les #LuxLeaks étaient des Soparfi.
Le plus important dans cette affaire, c’est que les documents de création de Nessma SA montrent qu’à cette date, le capital de la société luxembourgeoise était de 31.000 euros détenu par un actionnaire unique : une autre société luxembourgeoise enregistrée à la même adresse et portant le nom Karoui & Karouis Luxe SA.
Alors que nous comptions limiter notre enquête à la situation financière de Nessma TV, nous nous sommes retrouvés en train de traquer les différentes sociétés détenues par les frères Karoui.
Contrairement à ce que nous croyions, le groupe Karoui&Karoui n’était pas seulement un ensemble de sociétés enregistrées dans les pays du Maghreb, puisque nous avons découvert, après plusieurs investigations, que ces sociétés ne sont qu’une partie d’un vaste réseau de structures financières (et de flux financiers) partant de Tunis et arrivant au Luxembourg en passant par Dubaï.
Nous avons pu établir les liens entre la majorité des sociétés que nous avons identifiées comme appartenant à l’empire Karoui&Karoui à l’exception de quelques-unes comme Karoui&Karoui International Limitée enregistrée au Canada, Karoui & Karoui International inscrite en Tunisie et Nessma Limited domiciliée à Dubaï.
Les 5 Nessma
Nos recherches nous ont permis jusqu’à maintenant d’identifier 5 sociétés portant le nom de Nessma. Essayons alors de comprendre quel est le rôle de chacune d’entre elles.
Nessma Limited : le nom de Nessma Limited apparaît dans une annonce du JORT datant du 25 janvier 2008. Ghazi aurait vendu les parts qu’il détenait dans une société appelée Karoui & Karoui International à Nessma Limited, une société offshore inscrite au registre de l’autorité de la zone franche de Jebel Ali aux Emirats arabes unis sous le n° 101301. Son adresse n’est autre qu’une boîte postale au 9e étage de Dubai World Trade Center. Vu l’opacité financière qui caractérise Dubaï, il nous a été impossible de déterminer les actionnaires et/ou les bénéficiaires ultimes de cette société.
Nessma SA : comme nous l’avons mentionné précédemment, Nessma SA est une holding (Soparfi) dont les filiales sont Nessma Advertising, Nessma Entertainment SARL et Horizon Media International. Depuis 2015, les droits de propriétés du logo de la chaîne télévisée sont enregistrés au nom de cette société.
Nessma Advertising SARL : il s’agit d’une société enregistrée le 15 mai 2009 à Casablanca au Maroc. Cette société serait chargée de la récolte des revenus publicitaires de la chaîne télévisée.
Nessma Entertainment SARL : d’après le statut de Nessma Entertainment SARL, il s’agit d’une société totalement exportatrice enregistrée en Tunisie depuis 2009. Son activité principale serait «la production et la post-production audiovisuelle (spots télévisés, films, téléfilms, programmes TV, jeux télévisés).»
Par contre, selon la base de données de l’Observatoire européen de l’audiovisuel relevant du Conseil de l’Europe, et contrairement à ce qui est déclaré dans l’annonce de création de Nessma Broadcast SARL, Nessma Entertainment SARL serait la société qui détient les droits de diffusion de la chaîne télévisée Nessma TV.
Afin de savoir qui de Nessma Entertainment SARL ou de Nessma Broadcast SARL est «la vraie Nessma» et d’obtenir plus d’information sur la société, nous avons consulté la convention signée entre le gouvernement tunisien représenté alors par le ministre Rafaa Dkhil et la société Nessma Broadcast SARL représentée par son gérant Nabil Karoui. Il nous a paru étonnant de voir que la convention a été signée le 12 mars 2009, soit 3 mois avant l’assemblée constitutive de Nessma Broadcast SARL. L’ensemble de ces documents ne mentionnent aucune des autres Nessma que nous avons trouvées au cours de notre enquête.
Nous nous sommes donc orientés vers les données financières pour essayer de comprendre le fonctionnement du réseau Nessma.
Le réseau Nessma :
Les comptes annuels de Nessma Broadcast SARL que nous avons pu consulter montrent que, la société a bel est bien un chiffre d’affaires déclaré croissant. Par contre, ces chiffres restent très loin de la valeur des investissements publicitaires annuels que la chaine perçoit et qui est rendue publique chaque année par des sociétés spécialisées. En 2009, alors que les recettes déclarées de Nessma Broadcast SARL étaient d’environ 1,97 millions de dinars, Sigma parlait d’investissements publicitaires de 4,6 millions. Il est en de même pour l’année 2012 pendant laquelle les recettes déclarées étaient de 14,4 millions de dinars contre 29,14 millions de dinars annoncées par Sigma en tant qu’investissements publicitaires. Ce qui est encore plus intrigant est le fait que Nessma Broadcast SARL n’a cessé d’enregistrer des pertes qui sont passées de 1,39 millions de dinars en 2010 à 4 millions en 2012. La vérification des comptes de la branche marocaine de Nessma ont donné le même résultat. Vers la fin de l’année 2012, les pertes cumulées de Nessma Advertising étaient de 4,7 millions de dirhams marocains (environ 1 million de dinars tunisiens). Les années qui ont suivi ont également mené à des pertes. Alors que nous suspections que la branche luxembourgeoise de Nessma, contrairement aux structures maghrébines, aurait des résultats positifs en fin d’année, nous avons découvert qu’à la clôture de l’exercice de 2014 les pertes cumulées de Nessma SA étaient de plus de 30 millions d’euros. Au début de 2014, ils n’étaient que de 5 millions d’euros.
Vu la situation financière reflétée dans leurs états financiers et les juridictions dans lesquelles elles sont domiciliées, il est tout à fait compréhensible que le paiement des impôts sur les bénéfices par les différentes branches de Nessma n’ait pas eu lieu. La totalité des impôts payés par Nessma SA entre 2009 et 2014 représente 0,142% de ses recettes. Pendant la même période, les impôts sur les bénéfices de Nessma Advertising ont représenté 0,09% de ses recettes. Le statut de sociétés offshores dont bénéficient Nessma Limited enregistrée à Dubaï et Nessma Entertainment SARL domiciliée en Tunisie leur permet de ne pas payer d’impôts.
Vu que les éléments que nous avons trouvés jusqu’à maintenant révèlent quelques ressemblances entre le réseau transnational de sociétés créées par les frères Karoui pour gérer leur chaîne télévisée avec les montages fiscaux abusifs révélés par les LuxLeaks, nous avons continué notre enquête jusqu’à ce que nous sommes parvenus à de nouveaux éléments qui ne font que confirmer ces doutes.
Nous avons commencé par découvrir l’existence d’un système de «prêts internes» entres les différentes sociétés du réseau Nessma. Dans des documents relatifs à la branche marocaine, il est mentionné que, pendant le mois de juillet 2009, Nessma Entertainment SARL et Nessma SA ont donné des emprunts dont les valeurs respectives sont 3.276.926 dirhams marocains et 452.020 dinars tunisiens avec des taux d’intérêts de 5%.
Ce mécanisme des «prêts internes» est un autre point en commun avec les montages financiers abusifs que des cabinets de conseils ont développées pour permettre aux multinationales impliquées dans les LuxLeaks de faire absorber leurs recettes par leurs branches luxembourgeoises, leur permettant ainsi d’échapper aux impôts.
Les systèmes de prêts internes fonctionnent généralement comme suit : une holding établie au Luxembourg prête de l’argent à une autre filiale du groupe située dans un pays étranger, un peu comme s’il existait une banque à l’intérieur même du groupe. Celle-ci se débrouille pour que ces intérêts à payer lors du remboursement soient importants, afin de vider les caisses de la filiale à l’étranger. Ces intérêts sont facturés et déduits du résultat de la filiale. Ils sont alors transférés vers le Luxembourg sans payer d’impôts sur les dividendes.
Bien que les deux filiales Nessma Entertainment et Nessma Advertising n’aient pas réalisé de bénéfices en 2009 et 2010, les états financiers de la société luxembourgeoise montrent des recettes «provenant d’entreprises liées». Pour les années qui suivent et bien que la chaîne Nessma n’ait pas d’activité réelle sur le territoire luxembourgeois, les comptes de Nessma SA affichent des recettes annuelles de plus d’1 million d’euros par an en moyenne inscrits dans la catégorie «autres intérêts et produits assimilés».
En plus de la quasi-nullité des impôts payés par les différentes branches du réseau Nessma et de l’utilisation du système de «prêts internes», nous suspectons que les sociétés des frères Karoui utilisent, tout comme les sociétés concernées par les #LuxLeaks, le paiement des redevances (royalties) pour l’utilisation de la marque et de l’entité graphique de la chaine télévisée Nessma comme moyen d’évasion fiscale.
En effet, nous avons découvert qu’actuellement, les droits d’utilisation du logo de Nessma TV ne sont pas détenus par la société tunisienne qui détient les droits d’exploitation de la chaîne télévisée mais plutôt par la société luxembourgeoise Nessma SA. Ils étaient précédemment détenus par la société marocaine Karoui&Karoui dont nous n’avons malheureusement pas réussi à identifier le lien direct avec le réseau Karoui. Vu qu’il s’agit d’un bien immatériel, il est facile d’utiliser le paiement de l’utilisation des droits de propriété intellectuelle pour faire aspirer les bénéfices par la société mère luxembourgeoise.
Dans un souci de simplification, nous nous sommes abstenus de citer plusieurs autres éléments qui , en plus de la création de plusieurs sociétés impliquées dans la gestion de la chaîne télévisée, la construction d’un réseau de sociétés dont plusieurs sont inscrites dans des juridictions à forte opacité financière, l’enregistrement des droits de propriétés intellectuelles sous le nom d’autres sociétés que celle qui détient les droits d’émission, le recours à des mécanismes de «prêts internes», nous ont paru suspects.
Recommandations relatives à l’affaire Nessma
Mesures visant à lutter contre l’évasion et la fraude fiscale :
Nous appelons le ministère des Finances à réformer le code des procédures dans le but d’interdire l’utilisation de montages financiers abusifs permettant de réduire l’impôt dû à l’Etat et d’obliger les sociétés ayant des personnes morales domiciliées dans des paradis fiscaux ou des juridictions à forte opacité financière comme actionnaire à déposer l’ensemble de leur schéma.
Nous appelons le ministère des Finances à mettre à jour la liste des pays considérés comme paradis fiscaux et créer une liste de pays dotés d’une forte opacité financière.
Nous appelons l’Innorpi à publier gratuitement l’ensemble des documents déposés au registre du commerce et à moderniser et uniformiser le système de déclaration.
Mesures visant à garantir le bon fonctionnement du secteur bancaire :
Nous appelons le ministère des Finances et la Banque centrale de Tunisie à mettre en place des directives obligeant les banques à vérifier la situation financière de leurs clients dont les créances atteignent un niveau important.
Mesures visant à instaurer la transparence dans le secteur médiatique :
Nous appelons la Haica à mettre à jour ses cahiers de charges pour obliger les sociétés détenant des droits de diffusion audiovisuels à fournir le schéma financier montrant les bénéficiaires ultimes.
Nous appelons la Haica à rejeter les demandes d’octroi de droits de diffusion à des sociétés dont les actionnaires directs ou indirects sont domiciliés dans des pays à forte opacité financière ou protégeant le secret bancaire.
Nous appelons le syndicat des propriétaires des médias à publier un manuel de bonne conduite financière et politique.
Nous appelons l’ensemble des médias audio-visuels à publier sur leurs sites web leurs rapports annuels.
Mesures visant à régulariser la situation fiscale de Nessma :
Nous appelons les autorités concernés (ministère des Finances et ministère de l’Intérieur) à user de tous les moyens légaux, y compris la perquisition de documents, pour faciliter la vérification de la situation fiscale de Nessma.
Nous appelons l’ensemble des bénéficiaires du contenu publicitaire diffusé sur Nessma (et plus spécifiquement les établissements à actionnariat public) de collaborer avec l’administration fiscale dans leurs enquêtes sur les suspicions de fraude ou d’évasion fiscale.
Nous appelons Nessma TV à collaborer ouvertement avec les autorités tunisiennes dans le cadre d’investigations sur les suspicions de fraude et d’évasion fiscale pratiqués par les propriétaires de la chaîne.
Notre enquête a commencé pendant mois d’avril 2016. Le 24/05/2016, l’organisation I Watch a envoyé une lettre à la chaîne Nessma pour leur donner le droit de réponse, mais jusqu’à aujourd’hui on n’a toujours pas reçu de réponse de leur part.
PS : dans le cadre des règles éthiques de l’enquête et de l’investigation, tel que reconnu mondialement, l’organisation I Watch détient l’ensemble des documents qui soutiennent les informations mentionnées dans cet article.
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