Abir Moussi, massivement plébiscitée par les Tunisiens mais isolée par les élites politiques, même celles appartenant à sa même famille, n’est certainement pas l’«homme providentiel» tant espéré car cette époque est tout simplement révolue. Les pays se gouvernent en équipes et les programmes de gouvernement s’élaborent et s’appliquent par concertation, négociation et consensus. Mais la présidente du Parti destourien libre (PDL) indique la voie à suivre : celle d’une Tunisie fière de son identité millénaire, de ses caractéristiques spécifiques, ancrée dans la démocratie et la modernité et rêvant d’avenir et non de passé. Dès lors, il faut l’intégrer dans le jeu démocratique et détourner d’elle les armes.
Par Saida Douki Dedieu *
La formule «Achaab yourid» (le peuple veut) a fait mouche et, de fait, quel dirigeant ne rêve d’être le porte-parole du peuple, surtout depuis que ce dernier a pu enfin exprimer sa volonté après la «révolution du jasmin»? Et pourtant, dix ans plus tard, le niveau d’insatisfaction des Tunisiens n’a jamais été aussi élevé, conduisant des citoyens de plus en plus nombreux à afficher leur nostalgie de l’ancien régime, pour les uns, à souhaiter l’intervention de l’armée, pour d’autres, et à en appeler à la dissolution de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) et la convocation d’un nouveau scrutin législatif, pour la majorité. De là à parler d’échec de la première expérience démocratique, il y a un pas que d’aucuns seraient tentés de franchir.
De fait, la situation est, en tous points, critique. Le bilan désastreux de la décennie s’alourdit de jour en jour et la faillite politique déclarée avec une succession de gouvernements où la valse des ministres ne fait plus danser et sourire que les représentants chargés de les bénir. Il faut dire que la gouvernance enfantée par la «meilleure constitution du monde», promulguée en janvier 2014, et les élections de 2019, semblent totalement déconnectée des réalités du pays et des besoins du peuple.
L’irrésistible ascension de Abir Moussi
Il faut compter, toutefois, avec une donne nouvelle. Dans la totale confusion des repères et des valeurs, une figure n’a cessé de s’imposer sur le devant de la scène et d’être plébiscitée par l’opinion publique qui se rallie en masse à son panache violet. Abir Moussi, candidate malheureuse aux présidentielles de 2019, est devenue une figure incontournable du paysage politique, en faisant de la lutte contre le parti islamiste Ennahdha son cheval de bataille. Elle est devenue surtout la cible privilégiée, non seulement de ses ennemis et de leurs amis, mais aussi, curieusement, des ennemis de ses ennemis, les démocrates de tous bords. Le nouveau clivage oppose ses partisans fanatisés à des détracteurs non moins radicalisés qui en viendraient même à considérer Ennahdha comme inoffensive. Elle est, en effet, soupçonnée voire accusée de chercher à rétablir le régime honni de son mentor déchu, Ben Ali.
Abir Moussi et le peuple : des amours nouvelles ?
Alors, plutôt que de nous acharner sur Abir Moussi, tentons de comprendre ce qui fait son succès auprès du peuple dont près de la moitié lui accorde sa confiance et son soutien. En effet, un personnage public est avant tout un support de projection. Il sera d’autant plus populaire qu’il offrira une marge plus importante d’identification. Comprendre le succès de la présidente du PDL, c’est comprendre les attentes des Tunisiens auxquelles elle semble apporter des réponses.
Elle est d’abord un visage nouveau. Certes, son casier politique est chargé de ses amours devenues inavouables pour le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), l’ancien parti au pouvoir sous la dictature de Ben Ali, mais elle était totalement inconnue du grand public jusqu’à sa réapparition récente comme présidente d’un nouveau parti. Elle est surtout une femme et la première à se hisser à un tel niveau de visibilité. Et il faut s’en réjouir, car c’est la preuve éclatante du degré de maturité atteint par notre société pour qui le sexe féminin n’est plus condamné à rester second. Et ce n’est pas une mince victoire, dans un environnement dominé par un parti ouvertement sexiste. Elle démontre bien que les mentalités tunisiennes sont plus façonnées par Tahar Haddad et Habib Bourguiba que par Rached Ghannouchi et Youssef Qaradawi.
Abir Moussi a fait de la lutte contre les Frères Musulmans son principal cheval de bataille. Et l’opinion publique lui en est manifestement reconnaissante. Ennahdha et ses satellites ne représentent plus guère qu’une minorité de la population, y compris dans les urnes trafiquées. Exclure le parti du pouvoir n’est pas déconsidérer ses électeurs mais respecter la majorité qui le désavoue. C’est dire si un dialogue national qui le remettrait en selle est vain. C’est dire le rejet du modèle sociétal obscurantiste porté par les islamistes.
Les Tunisiens, dans leur immense majorité, ont le regard tourné vers la modernité et tous ses acquis, dont l’égalité entre les genres à laquelle ils ne sont pas prêts de renoncer. C’est dire surtout l’aspiration du peuple à consolider son identité tunisienne, malmenée voire noyée dans une utopique identité musulmane qui serait la même du Maroc à l’Indonésie, en passant par le Sénégal ou les Comores !
Et Abir Moussi est typiquement et profondément tunisienne. Tout en elle fleure bon l’odeur du terroir: son parler, sa gestualité, son humour, ses anecdotes, ses références, son empathie, son sourire (elle est une des rares politiques à sourire !), ses outrances, son théâtralisme, sa familiarité, et bien sûr le drapeau national qu’elle ne manque jamais d’arborer et de faire flotter dans ses meetings. Son amour de la patrie trouve un profond écho dans son public qui entonne avec une émotion renouvelée l’hymne national, sans se lasser.
Abir Moussi s’adresse au peuple sans se contenter de parler en son nom. Elle agit en toute transparence, dans une classe dirigeante qui continue à pratiquer la langue de bois et la politique de l’ombre. Elle est la seule à pouvoir rassembler, aux quatre coins du pays, des dizaines de milliers de citoyens communiant avec une ferveur rarement atteinte depuis Bourguiba dans une union nationale. Les manifestations télécommandées de Ennahdha font pâle figure en comparaison de cette spontanéité. Elle s’adresse au peuple directement et en permanence à travers ses vidéos où elle lui rend compte de son action, où elle le prend à témoin des turpitudes du parti au pouvoir, où elle démontre, preuves à l’appui, la nocivité de l’islamisme. Et le peuple, ravi, n’en perd pas une miette.
Abir Moussi est, cerise sur le gâteau, compétente, ce que même ses détracteurs honnêtes lui reconnaissent. Servie par une intelligence brillante, une mémoire impressionnante, une éloquence rare et un sens aigu de la pédagogie, elle maîtrise ses dossiers à la perfection et manie remarquablement l’art et les techniques de communication.
L’intégrité n’est pas la moindre de ses qualités. Ses détracteurs ont beau multiplier les accusations de corruption et, en particulier, de financement étranger, ils n’en ont jamais produit le moindre début de preuve. Et la mise sans artifices de la dame (abondamment moquée par ailleurs) comme son train de vie personnel sont conformes à la modestie requise dans un pays ruiné.
Sa cohérence idéologique est très appréciée des électeurs qui ne supportent plus les girouettes et les trahisons et autres compromissions de leurs candidats, sitôt élus. Abir Moussi n’a jamais dévié d’un iota de sa ligne de conduite et de ses principes. Même sa loyauté indéfectible à l’ancien régime est portée à son crédit, étant donné les retournements indécents de veste de certains de ses anciens camarades de parti.
Enfin, le principal atout de Mme Moussi, est, pour moi, de s’inscrire dans une continuité d’histoire et de mémoire, quand ses opposants nous proposent ou plutôt nous imposent une rupture totale par rapport à notre patrimoine et notre identité et une réécriture falsifiée de cette histoire.
Tous les humains ont ce besoin fondamental de s’inscrire dans une filiation, un roman familial, à l’échelle de l’individu, un récit national, à l’échelle d’un peuple, pour comprendre le présent et construire l’avenir. Habib Fekih explique cela remarquablement dans ‘‘Leaders’’ : «Toute nation a besoin d’un récit national honnête, réellement représentatif, inclusif, cohérent, motivant et assurant la continuité entre les différentes périodes de l’histoire du pays… Malheureusement, depuis plus d’un siècle et demi, les tenants du pouvoir ont retenu ou imposé des récits parcellaires».
Bourguiba avait bien renoué avec l’épopée de Jugurtha et abondamment cité Ibn Khaldoun, mais eut le grand tort de vouloir déchirer la page beylicale de notre Histoire. De même Ben Ali portera toujours l’opprobre de sa méprisable tentative d’effacer le nom du Père de la Nation, sans même attendre sa disparition. Kais Saied, en ignorant, le 20 mars courant, la célébration de la fête de l’indépendance, emprunte le même chemin périlleux où se sont égarés ses prédécesseurs, à leurs dépens. Et je ne parle pas d’Ennahdha qui, en amputant des pans entiers de l’histoire moderne et ancienne, s’est déjà définitivement aliéné les faveurs populaires.
Abir Moussi ne prétend pas réécrire l’histoire, mais ébaucher enfin ce récit national qui est seul de nature à réconcilier les Tunisiens et à renouer les fils, à retisser les liens, à réparer les accrocs et les déchirures. C’est probablement pourquoi elle est le seul acteur de la vie politique à se voir attribuer des noms de légende : Kahena, Alyssa ! Un récit national qui puise autant dans la légende que dans l’histoire factuelle, dans les mythes et dans la réalité, dans les échecs et dans les victoires, un récit national qui raconte la Tunisie sans l’amputer, sans l’embellir, sans la mystifier.
Abir Moussi et la classe politique : un profond désamour !
Alors, pourquoi est-elle autant contestée et même vilipendée par tous les acteurs politiques, en dehors même d’Ennahdha? Le principal grief qui soude ses opposants est son appartenance à l’ancien régime qu’elle a toujours refusé de désavouer, et qui lui vaut l’accusation infamante d’œuvrer à le restaurer avec la complicité de tous les destouriens non encore résignés à la chute de la dictature. Tout en elle ne serait qu’illusion! Même son combat contre Ennahdha qu’elle contribuerait à légitimer, en la victimisant!
Il est vrai que la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a. Abir Moussi n’est certainement pas l’«homme providentiel» tant espéré car cette époque est tout simplement révolue. Les pays se gouvernent en équipes et les programmes de gouvernement s’élaborent et s’appliquent par concertation, négociation et consensus. Mais Abir Moussi indique la voie à suivre : celle d’une Tunisie fière de son identité millénaire, de ses caractéristiques spécifiques, ancrée dans la démocratie et la modernité et rêvant d’avenir et non de passé.
Et cet avenir est loin d’être utopique. Il suffirait de peu, de si peu pour le réaliser. Il suffirait de cesser de considérer que cette voie est celle de Abir mais celle qui est indiquée par la majorité, celle du «chaab yourid». Il suffit de cesser de personnaliser le débat public.
Il faudrait, pour cela, que bien des egos acceptent de s’effacer au profit d’un projet pour la Tunisie. À commencer d’ailleurs par celui de Abir elle-même! Moi-même ai du mal à parler du PDL tant il est personnifié par sa présidente. Ce fut certainement nécessaire à l’heure de la patiente reconquête des faveurs de l’opinion publique, tant le charisme de la dame était déterminant. Il ne l’est plus quand la concentration de l’hostilité sur la personne risque d’éclabousser les centaines de milliers de partisans.
Il est temps que Abir cède la place à Moussi; qu’elle quitte l’arène où elle a combattu comme une lionne ses ennemis. Elle n’est plus un gladiateur, mais un porteur d’espoir qui doit diriger les coups contre l’adversaire et non les donner ou les recevoir. Elle doit se hisser au niveau qui lui sied et qui est attendu d’elle.
Elle doit surtout cesser de faire cavalier seul. D’abord, au niveau de son parti. Il ne fait pas de doute qu’elle en est le chef mais nous aimerions bien savoir par qui elle est entourée, secondée, épaulée, avec qui elle compte gouverner ?
Ensuite et c’est tout aussi important, au niveau de l’échiquier politique. Car, même si elle parvient à se doter d’une majorité de gouvernement (ce que je n’espère pas, pour d’autres raisons), elle doit impérativement désamorcer l’hostilité qu’elle suscite, quantitativement peut-être peu significative mais qualitativement, autrement plus signifiante.
On ne peut gouverner sereinement un pays en confrontant l’animosité de la majorité des principaux partis représentés au parlement, de la prestigieuse UGTT ou de nombreuses composantes de la société civile. Alors, il est peut-être temps que Moussi délaisse le smartphone ou le mégaphone, donne la parole à ses lieutenants et surtout donne les gages attendus à toutes les parties qui lui sont hostiles pour les désarmer.
Mais elle ne pourra le faire que si elle-même cesse de souffrir de l’insécurité dans laquelle elle vit. Il est indéniable que sa farouche opposition à Ennahdha l’expose de plus en plus à une menace réelle, puisqu’hélas déjà avérée par le passé, sur sa vie. Les agressions physiques et verbales qu’elle subit quotidiennement à l’ARP, dans une extrême solitude, entourée de sa seule garde prétorienne, le Abirbashing permanent devenu la règle dans les milieux politiques, médiatiques et les réseaux sociaux, entretiennent un niveau d’insécurité psychique difficilement soutenable. La psychiatre que je suis ne peut manquer de saluer sa capacité de résilience. Toutefois, elle se fait au prix d’un enfermement et d’un repli sur l’entre-soi là où l’ouverture aux autres est nécessaire.
Il ne faut plus isoler Abir Moussi. C’est dire que les représentants du peuple de gauche doivent impérativement la compter parmi les leurs. Je ne sais pas si la présidente du PDL est une graine de dictateur qui ne rêve que de réhabiliter et restaurer l’ancien régime. Mais je ne suis pas amatrice des procès d’intention. Et surtout, je crois profondément que s’il est un acquis de l’après-2011, c’est que le peuple tunisien ne tolérera plus jamais cette atteinte à sa dignité. Sauf si la souveraineté de son pays est en jeu. Dès lors, il faut intégrer Mme Moussi dans le jeu démocratique et détourner d’elle les armes.
La gauche, du centre à l’extrême, s’est toujours distinguée, dans le monde entier, par la générosité de ses valeurs et son souci du peuple en souffrance. Dans notre pays, laminée dans les années Bourguiba, par un pouvoir autocratique qui a favorisé l’émergence de l’islamisme, puis exclue dans les années Ben Ali par le monopole idéologique du parti dominant, cette gauche a peiné à se refaire une santé depuis. Incapable de s’unir autour d’un projet commun et a implosé en une myriade de particules comme autant de poussières d’étoiles. Elle a achevé de se perdre dans des recombinaisons d’alliances opportunistes et de décompositions idéologiques au gré des conjonctures. L’électeur que je suis ne comprend pas que ses représentants préfèrent la compromission avec Rached Ghanouchi plutôt que le compromis avec Abir Moussi. Il ne s’explique pas comment les tentatives renouvelées de destitution du président de l’ARP aient échoué in extremis, contre toute attente et au défi de toutes les règles de calcul ?
La gauche a, à nouveau, l’occasion de se reconstruire en écoutant le peuple. Il ne s’agit pas de rallier Moussi ni son parti, mais son combat contre le projet dangereux d’Ennahdha, obscurantiste et anti-tunisien, qui est le combat de la gauche progressiste. Cessez donc au moins d’affaiblir celle qui le mène. Aidez-la par le silence. Car telle est la volonté du peuple.
Telle est la volonté du peuple : un couple exécutif Saied-Moussi
Echaudé par une décennie d’expérimentation démocratique, le message du peuple, dûment réitéré tout au long de l’année écoulée, semble très clair. Les sondages d’opinion se suivent et se ressemblent: Kais Saied continue à survoler les présidentielles, le parti de Abir Moussi s’impose comme le favori des législatives et Ennahdha poursuit sa descente irrémédiable aux enfers. Qu’est-ce à dire sinon que les électeurs ne se reconnaissent plus du tout dans le mouvement «khwanji» et s’identifient au mieux à Saied et Moussi, respectivement à la tête de l’Etat et à celle de l’ARP et du gouvernement. Evidemment, il ne s’agit pas forcément des personnes en cause, mais des représentations qui leur sont attachées et des qualités et attributs qui leur sont prêtés. Voilà comment j’interpréterai ces résultats : les Tunisiens se satisfont apparemment très bien du régime semi-parlementaire, c’est-à-dire du partage de la gouvernance du pays. Il semble que la concentration des pouvoirs aux mains d’un seul ne soit plus à l’ordre du jour, ce qui devrait apaiser les inquiétudes quant à un rétablissement de la dictature.
Et dans ce couple exécutif, ils veulent introduire une dimension féminine. Ce n’est plus d’un père dont les Tunisiens ont besoin, mais de deux parents assumant la fonction maternelle de protection et la fonction paternelle d’autorité qui sont les deux piliers fondamentaux de la construction de l’individu dans un climat de sécurité.
Enfin, ce couple parental doit être moderne et non plus soumis à l’ordre archaïque d’Ennahdha. C’est un couple, où l’autorité parentale est partagée entre partenaires égaux et s’exerce de façon démocratique, et non verticale, à travers le dialogue, la concertation et le respect mutuel de toutes les parties concernées. Remarquons que l’un des rares points communs entre Saied et Moussi est l’adresse au peuple. Un peuple qui ne veut plus être infantilisé, mais respecté dans sa dignité et associé aux décisions le concernant.
Et c’est vraiment une bonne nouvelle : le peuple demande la démocratie pour laquelle il semble plus disposé que sa classe politique. Le peuple veut des dirigeants à l’image de Saied et Moussi. À savoir des visages nouveaux, et non plus des vieux routiers de la politique. Des dirigeants des deux sexes, qui soient compétents, intègres, modestes, jaloux de la souveraineté nationale, et résolument ancrés dans la modernité.
Le peuple veut enfin et surtout un récit national, seul de nature à tisser les liens distendus entre les Tunisiens, à relancer la réconciliation et la solidarité. Il veut d’un dialogue avec l’histoire et non d’un dialogue national, simple rapiéçage d’un tissu en lambeaux parce que profondément mité. J’espère qu’il sera enfin écouté.
* Professeur émérite de psychiatrie à la Faculté de médecine de Tunis et Ancien professeur associé de psychiatrie à l’Université Claude Bernard de Lyon.
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