Par leur contenu clairement goguenard et provocateur, les deux lettres envoyées hier, jeudi 24 juin 2021, par le chef du gouvernement Hichem Mechichi au président de la république Kaïs Saïed, ne sont pas de nature à apaiser la tension entre les deux têtes du pouvoir exécutif. Au contraire. Décryptage…
Par Ridha Kéfi
Dans la première lettre, M. Mechichi rappelle à M. Saïed qu’il n’a pas réuni le Conseil national de sécurité depuis janvier dernier, alors que selon la Constitution, cette instance doit se réunir tous les trois mois. Et de lui rappeler aussi, au cas où il n’y aurait pas pensé, que l’aggravation de la situation épidémiologique dans le pays exige une mobilisation générale à la tête de l’Etat pour y faire face.
Dans la seconde lettre, le chef du gouvernement rappelle au chef de l’Etat, au cas où il l’aurait oublié, qu’il doit annoncer la prolongation de l’état d’urgence, dont le délai réglementaire s’était achevé la veille, mercredi 23 juin.
Ces deux lettres sont pour le moins problématiques, non pas tant par leur contenu (le chef du gouvernement est dans son rôle), mais par leur ton clairement ironique et, surtout, par le fait que le chef du gouvernement ait tenu à les rendre publiques avec des fuites dans les médias pernicieusement orchestrées par ses services. M. Mechichi aurait bien pu se contenter de faire les deux rappels directement au téléphone ou via ses collaborateurs et ceux de M. Saïed, mais il a tenu à ce que cela se sache par l’opinion publique.
Deux lettres pour une provocation
C’est donc, on l’a compris, de la part de M. Mechichi, une manière de dire aux Tunisiens que c’est lui qui veille au bon déroulement des affaires de l’Etat, mais pas seulement, car, dans le cas d’espèce, il a voulu aussi mettre en défaut le président de la république et montrer que ce dernier passe son temps à guerroyer sur le font de l’interprétation des textes constitutionnels pour essayer d’élargir ses prérogatives présidentielles, à tel point qu’il en oublie même les missions qui sont les siennes, qui plus est, dans un contexte de grave crise épidémique.
M. Mechichi pourrait être remercié pour son dévouement à l’Etat, sauf que sa mauvaise foi dans cette affaire crève l’écran. Car, si la situation épidémiologique est grave dans le pays c’est en grande partie le résultat de sa gestion catastrophique de la crise sanitaire, avec des décisions à l’emporte-pièce, prises souvent à contretemps, en retard ou pour satisfaire tel ou tel lobby d’intérêt, sans une réelle conscience de son rôle dans la protection des populations, au point d’ailleurs qu’il a complètement ignoré les avertissements et les recommandations du Comité scientifique de lutte contre le coronavirus.
Si M. Mechichi avait pris les mesures qui s’imposaient, à temps, avec la fermeté requise et en y mettant les moyens exigés, il serait plus crédible aujourd’hui d’en appeler à la responsabilité du chef de l’Etat qui, dans cette crise sanitaire, a fait ce qu’il a pu dans les limites de ses prérogatives pour parer au plus urgent, notamment en mettant à contribution les services sanitaires de l’armée nationale. Tous les médecins opérant dans les services Covid-19 vous diront que cela a été très utile, même si leur charge de travail reste très élevée et qu’ils s’inquiètent tous de ce qui les attend avec l’apparition du variant indien Delta et la hausse du nombre de contaminations enregistrées quotidiennement un peu partout dans le pays.
Les «chants des sirènes» de Mechichi
Sur un autre plan, on peut s’interroger sur les véritables motivations de M. Mechichi derrière les deux lettres envoyées au président de la république, d’autant que le timing choisi n’est pas anodin et intervient quelques heures seulement après la rencontre, au Palais de Carthage, entre Kaïs Saïed et Rached Ghannouchi, président de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) et, surtout, principal soutien de M. Mechichi dont le chef de l’Etat exige le départ. Et cela est un secret de polichinelle. Craint-il de payer le prix de ces retrouvailles entre les deux hommes intervenues après cinq mois de «guerre froide» et d’être sacrifié sur l’autel d’une nouvelle alliance Saïed-Ghannouchi qui changerait totalement la donne politique qui lui a permis de trôner au Palais de la Kasbah ?
On peut sérieusement le penser, d’autant que les deux lettres semblent destinées à provoquer la colère du président de la république et, comptant sur son impulsivité présumée, le pousser à faire des déclarations qui remettraient les pendules à zéro. D’autant aussi que le chef du gouvernement avait, le jour même, tenu une réunion avec les représentants des blocs parlementaires faisant partie de sa ceinture (ou «coussin» comme il aime l’appeler) politique, pour jauger de leur détermination à poursuivre leur soutien, alors que les appels se multiplient pour la mise en place d’un gouvernement de salut national ou, plus ouvertement, pour son limogeage. Car, outre sa gestion catastrophique des affaires publiques, il est devenu carrément une pierre d’achoppement empêchant la normalisation de la situation politique dans un pays en crise et qui a besoin de resserrer ses rangs et de retrouver un minimum d’unité pour espérer s’en sortir.
Tout cela pour dire que les deux lettres de M. Mechichi à M. Saïed pourraient être des sortes de «chants des sirènes», qui sonnent la fin politique d’un homme qui n’aurait jamais dû être là où il est aujourd’hui… Et dont l’avenir dépend dans une large mesure de la disposition du président de la république à nouer une alliance, même minimale, avec le chef islamiste.
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